L'humain au centre de l'action future

Liberté de création et régression

01 Mars 2006 À 14:56

Le film Marrok de Laïla Marrakchi a créé une polémique très vive. Certains ont même été jusqu'à dire que ce n'était pas un film marocain! Affirmation d'exclusion sans appel et dangereuse pour la liberté de penser et de créer.
La jeune cinéaste a voulu nous faire connaître Casablanca «du côté d'Anfa». Force est de reconnaître que les prises de vue sont superbes; on se laisse prendre au jeu des acteurs étonnants de vérité et de justesse et plusieurs scènes nous interpellent.

Le film retrace une tranche de vie de jeunes lycéens en terminale à «Lyautey». Il rend bien le côté anticonformiste inhérent à cet âge, dans leur façon d'être, rebelles et insoumis, dans leur comportement agressif, comme dans le langage truculent qui leur est propre. Jeunes déjantés, coupés de la réalité de leur pays, adeptes du plaisir de l'instant et des sensations fortes et d'une certaine «fureur de vivre».

L'action, du reste se passe pendant le ramadan pour mieux faire ressortir leur côté provocateur et transgressif.

Face à cette situation extrême, Laïla Marrakchi nous montre l'alternative qui est en train de prendre vie sous nos yeux à travers l'exemple du frère de l'héroïne principale, Mao. Ce dernier se cherche à travers une quête identitaire. Livré à lui-même, il se réapproprie des valeurs qui n'existent plus dans son monde fait de vide et de vanité factice et futile.

On ne peut que relever l'absence flagrante des parents, trop préoccupés à réussir ou à éviter la faillite. Les seuls adultes avec qui communiquent ces enfants font partie du personnel de maison: le chauffeur est un confident complaisant et complice et la dada est là pour conseiller et soigner les bleus de l'adolescence. «Est-ce ainsi que les jeunes vivent?», est-on tentés de dire. La dérive de ces jeunes de «Lyautey» ne diffère pas tellement de celle d'autres jeunes de certains lycées marocains.

Elle n'est que le reflet d'une perte de repères et de valeurs et d'une démission de ceux qui ont pour rôle de les guider. Ainsi, la famille, dans Marrock, fondée sur le paraître, est très permissive jusqu'au jour où les parents apprennent que leur fille, Ghita, s'est amourachée d'un juif. Un juif et une musulmane! Deux marocains, mais relation tabou par excellence. Ce choix de la cinéaste est presque un cliché du cinéma et de la littérature. Les plus belles amours qui défient le temps ont toujours été des amours impossibles qui font fi des barrières sociales ou religieuses.

Ghita et Youri sont entrés dans l'amour comme dans un jeu et se sont retrouvés rapidement aux prises avec une passion ravageuse. La scène qui a fait scandale nous montre Youri donner son étoile de David à son amie quand il est sûr de son amour pour elle. Pourquoi ce geste, aux dires de certains, devrait-il nous renvoyer à la relation humiliante du maître-esclave et au conflit du Moyen Orient? Dieu sait que je me sens très concernée par ce problème, mais méfions-nous des amalgames réducteurs et des surenchères qui peuvent en résulter et jouer le rôle de brûlots.

Objectivement, c'est une scène à la symbolique très forte. Youri donne à Ghita ce qu'il a de plus cher : l'objet fétiche de son identité, certainement offert par une mère soucieuse de l'enraciner dans sa culture. La scène la plus importante, à mes yeux, est plus loin, quand Ghita exige du jeune homme qu'il se convertisse à l'Islam pour que leur amour ait un espoir de vie, provoquant par là un désarroi qui lui sera fatal. La morale est donc sauve! Et pourtant, la cinéaste n'a pas été épargnée pour autant.

J'ai été heureuse pour Laïla Marrakchi, pour nous, que son film soit projeté dans des salles parisiennes prestigieuses, mais… et le public marocain? Le plus important pour un cinéaste est moins d'être reconnu à l'étranger que de se battre et de trouver le message adéquat, dans la forme et le contenu, qui provoquera un écho chez un large public afin d'être, chez lui d'abord, un défricheur de sentiers nouveaux ou un passeur L'enjeu consiste à s'interroger sur la manière de garder nos acquis. Il suffirait d'éviter de tomber dans le piège des chicanes que certains aiment poser ou imposer.

La magie du verbe et de l'image sont là pour avancer sur le chemin du changement sans être marginalisés ni mis à terre. Tout recul est une régression grave de conséquences pour la liberté de nos enfants.

Anissa Bellefqih
(Professeur universitaire)

Copyright Groupe le Matin © 2025