Un Marocain à Paris au 19e siècle
LE MATIN
06 Octobre 2006
À 14:18
Quel regard pouvait porter un Marocain du XIXe siècle sur l'Occident en général et la France en particulier ? Le livre de Boussif Ouasti, «Une ambassade marocaine chez Louis Philippe», permet de répondre à notre curiosité, en nous faisant découvrir un texte vieux de plus d'un siècle et demi, de l'un des membres de la délégation qui a visité la France au milieu du XIXe siècle dans le cadre d'une mission diplomatique conduite par le ministre Aâchaâch, chez Louis Philippe. Il s'agit de la «Rihlah al-Faqih Assaffar ila Bariz» (1845-1846) que Boussif Ouasti a pris soin de traduire.
Les relations de voyage, ou la «rihlah» est un genre littéraire bien connu des anciens. Le texte le plus connu du public est la Rihlah d'Ibn Battouta.
A l'époque d'Assaffar, ce genre a été surtout consacré par les Egyptiens qui revenaient d'un long séjour d'étude en France et qui relataient, dans un style enthousiaste et didactique, leur voyage, leur fascination devant le progrès technique et intellectuel des Européens.
Loin d'être une littérature de divertissement, elle cherchait au contraire à faire prendre conscience aux lecteurs arabes et aux intellectuels, d'abord, du retard de leur pays, et, ensuite, des raisons de la puissance de l'Europe.
Assaffar, d'après Boussif Ouasti, faqih bien connu à Tétouan, fils d'une famille prestigieuse d'origine andalouse, a eu accès à cette littérature à travers les écrits de Rifâat Attahataoui, notamment «Takhlis al-Ibriz fi Mamlakat Bâriz» qui devient son livre de référence. Rifâat Attahataoui fait partie des intellectuels égyptiens de l'époque d'Annahda qui plaidaient pour la modernisation du monde arabe à travers son ouverture vers l'Occident.
Le livre de Assaffar, au-delà de la fascination exotique d'un voyageur en admiration devant les nouveautés, reprend à son compte, tantôt explicitement, tantôt de manière voilée, les idées des réformistes égyptiens. Le texte étant une sorte de compte rendu destiné au Sultan Moulay Abderrahman, il se devait d'éclairer le souverain sur les intentions de la France en tant que puissance militaire dont le Maroc a fait les frais à la suite de sa défaite cuisante à la bataille d'Isly en 1844, un an auparavant.
D'ailleurs la mission de l'ambassade marocaine en France était de mettre au point les accords de paix entre les deux pays à la suite de ce conflit. On comprend alors la prudence avec laquelle Assaffar entreprend sa relation de voyage, sachant qu'en faisant découvrir la puissance et le progrès de la France à ses lecteurs, il ferait en même temps découvrir le retard et l'apathie du Maroc. Mission périlleuse s'il en fut, quand on sait la mainmise des fuqaha ultraconservateurs, sinon obscurantistes, sur la société marocaine de l'époque à tous les niveaux, et partant le climat d'intolérance et de méfiance qui régnait à l'époque à l'égard de toute innovation.
Le Paris de l'époque
Boussif Ouasti nous dresse dans sa présentation le contexte culturel dans lequel a vécu Assaffar. Les ouléma passaient leur temps à discuter de la conformité de l'utilisation des inventions de l'époque avec l'Islam, tels les machines, le télégraphe, le phonographe, la voiture, le canon, voire les médicaments venus d'Europe, donc de «Dar al kofr» . Bien sûr, tout était décrété «haram».
De ce point de vue, la démarche d'Assaffar, en plus de son courage, voire de sa témérité, est celle d'un réformiste éclairé qui nourrit l'espoir de voir son pays adopter le modèle.
Qu'est-ce qui frappe Assaffar en France ? La première des choses c'est l'esprit d'organisation et le service public à travers les infrastructures dont les routes, les ponts, le transport en commun, carrosses et trains, toutes choses qui n'existaient pas au Maroc : «Ils accordent (aux routes) un soin extrême tant elles constituent le pilier de leurs affaires. C'est pour cela que la route chez eux ressemble à la terrasse d'une maison, dépourvue de bosses, de crevasses, d'épines, de cailloux...».
Il est tellement fasciné par la facilité du voyage à travers les routes françaises qu'il prend soin de donner une description minutieuse de la façon dont elles sont construites. Le même soin est réservé aux voies fluviales, aux moyens de transport tels les carrosses et le train.
L'organisation des hôtels, leur propreté et la commodité du séjour pour le voyageur, attirent son attention également. Parlant de l'agriculture il écrit : «Nous n'avons vu chez eux aucune des plantes sauvages semblables à celles qui poussent fréquemment chez nous en hiver.» S'agissant des voies fluviales : «Au lieu de se contenter des cours naturels, ils créent des rivières artificielles, construisent des canaux pour permettre et faciliter la communication entre deux fleuves parallèles» (...) «Tu ne trouveras chez eux aucun cours d'eau en mauvais état ou souffrant de négligence».
Et puis ce bouquet de compliments à l'adresse des Français : «Tout au long de notre route, nous avons vu, en témoins oculaires, l'activité laborieuse du peuple de cette nation. Il faudrait rendre justice à son sens de responsabilité, à son principe du travail considéré comme devoir, et à son savoir-faire inséparable d'une persévérance incomparable.
Actifs et laborieux, les Français révèlent une rare clairvoyance, une prévoyance intelligente et rivalisent entre eux pour améliorer leurs sources et leurs moyens d'existence. Grâce à leur indulgence et à la tolérance, ils ignorent la paresse, l'incurie et l'inadvertance.» Il n'y a pas que l'activité économique qui fait l'objet d'admiration de notre voyageur, il y a aussi la culture dont, entre autres l'urbanisme, les constructions monumentales, les bibliothèques, le théâtre et la presse: «Ce sont des feuillets où ils écrivent tout ce qui leur parvient de faits divers et d'évènements sur leurs villes ou sur celles des autres pays, proches ou lointains.»(...) «Parmi les lieux où ils pourraient recueillir des informations utiles et importantes, leurs Chambres, la Petite et la Grande» (...) «Tout ce qui a été dit, adopté, légiféré, est publié le lendemain dans les gazettes pour informer le public. Personne ne peut interdire ou censurer cela...»
Auparavant, il consacre de longues pages à la description didactique de l'organisation du travail dans une gazette de la collecte de l'information par les journalistes.
A lire ce livre, on prend la mesure du malaise des «intellectuels» éclairés de l'époque tels que Assaffar qui, au contact de l'Europe, prennent conscience du retard de leur pays et cherchent par le peu de moyens dont ils disposent de la partager. En vain. Assaffar, comme l'ambassadeur Achâch et sa délégation, à leur retour de cinq mois de séjour en France, ont été affrontés à de sérieux ennuis, Achâch sera dépossédé de toute sa fortune et vivra dans la misère et l'anonymat, quant à Assaffar, il sera plus tard réhabilité e t promu au rang de vizir.
«Une ambassade marocaine chez Louis Philippe» de Boussif Ouasti
266 pages, Edition Eddif