Spécial Marche verte

Le rapport au corps ou le statut problématique de cette entité dans notre culture

14 Avril 2006 À 16:26

Support de toutes sortes de perceptions et sujet de diverses controverses, le corps est traversé par moult réflexions. Il ne représente pas seulement un ensemble de caractéristiques biologiques et physiologiques, il est l'expression physique et symbolique de toute une culture qu'il véhicule à travers tout un arsenal de gestes, de symboles et de rites. Le sociologue français Emile Durkheim (1858 -1917) disait que pour distinguer un individu d'un autre, il faut un facteur d'individuation, et c'est le corps qui joue ce rôle.

Il est le prolongement de nous-mêmes, dans l'espace, et le pont qui nous relie à l'autre.

Pour revisiter le statut problématique du corps dans notre culture, une brochette de chercheurs d'horizons divers se réunissent aujourd'hui à Casablanca pour débattre de ce sujet dans le cadre d'une journée d'étude et de réflexion, initiée par La Ligue démocratique des droits de la femme (LDDF), et l'Ecole de l'égalité et de la citoyenneté (2EC).

Les sociologues, psychanalystes, artistes peintres, esthètes et anthropologues, qui y prennent part, s'accordent sur le fait que «L'importance majeure de ce thème n'est plus à démontrer : le corps se trouve en effet au centre de plusieurs enjeux et préoccupations académiques aussi bien que politique, esthétiques, sociale et autres». Et pour cause.

Il s'agit d'un sujet d'intérêt commun qui nous concerne tous, parce qu'à un moment ou un autre de notre vie, chacun de nous s'interroge sur son apparence physique.
Ce n'est, donc, pas pour rien que toutes les disciplines se sont penchées sur le sujet pour en mesurer l'impact sur la construction de la personnalité et de l'individu. A en croire les psychologues, le rapport au corps se développe à un âge très avancé. «L'enfant prend conscience de son entité, vécue jusqu'alors comme morale, aux alentours du 8e mois ; ce qui entraîne cette fameuse angoisse du 8e mois», affirme le Pr M. F. Benchekroun, psychiatre et psychanalyste, dans son intervention intitulée « A bas les voiles».

Et d'ajouter «Dès lors, plongé dans un monde imaginaire, avec tentative d'inscription dans le symbolique, l'environnement culturel ambiant va lui faire vivre cette totalité d'emblée marquée par la différence des sexes...». Une fois devenu objet social, l'individu développe le désir de se conformer à un modèle, à une référence considérée comme idéal corporel. D'où tout le soin apporté à l'apparence physique qui se fait parfois au prix de privation et de souffrance.
Autre volet relatif au corps, évoqué par la sociologue Jamila Bargach, concerne la grossesse.

Dans son intervention intitulée «Porter sa propre géhenne : expériences de grossesse tabou», elle examine de près des expériences de jeunes femmes enceintes en dehors des coutumes et de la reconnaissance sociale. Son objectif étant de faire parler ces corps qui, une fois aimés, se trouvent dans une impasse, et essayer de faire ressortir les liens qu'elles développent vis-à-vis des fœtus qu'elles portent et du regard de la société envers elles. «Souvent fruit d'amour», dit-elle « ces grossesses deviennent pour ces jeunes femmes une source de souffrance, de déchirement et de dénigrement de soi-même.

La vie qu'elles portent en elles devient un autre, un ennemi qui stigmatise le corps de la jeune fille et la condamne à l'exil des siens.»

Aux antipodes de ce rapport au corps, marqué par la tourmente, il en est un autre plus poétique parce que basé sur l'harmonie et l'entente. «Le corps aimable, éloge de la distance intime», présenté par M. Wahbi, professeur de littérature française à la Faculté des Lettres d'Agadir, est une invitation à la paix et à l'amour avec son corps. «Pour résorber le conflit, la difficulté, le principe de la loi possessive entre les corps, il est nécessaire de construire un art de voir, d'apprécier le corps attractif; une autre forme d'échange, soit dans l'aimance, soit dans un flottement qui désoriente l'appris pour l'inconnu qui s'annonce chaque fois dans la venue de l'autre féminin. Cela ouvre le champ à une poétique des rapports et à la valeur de la présence…»
C'est dire toute la complexité de ce rapport au corps.

Une complexité qui a été révélée par les études récentes mais qui n'en reste pas moins vieille comme le monde. De tous les temps, le corps a été le support de valeurs qui ont évolué au fil des ères. Frappé d'interdit, dévalorisé, méprisé, le corps commence aujourd'hui à prendre sa revanche sur le passé. Les valeurs éthiques et religieuses qui tentaient de l'opprimer ont cédé la place à celle de l'épanouissement et de la libération. Résultat, il est de plus en plus conçu comme une entité à part entière qui a besoin de s'affirmer. Il y va du bien-être de la personne.

Toutefois, aujourd'hui encore, cette perception diffère selon les continents, les pays, les régions…Le chorégraphe, Lahcen Zinoun, décortique cette relation en se référant à son expérience de danseur qui entretient un rapport privilégié avec son corps. Pour mettre en évidence cette différence, il a procédé à une comparaison entre l'Occident, les Etats-Unis et nous. Pour lui, il paraît évident qu'«En Occident ou aux Etats-Unis, le corps, au fond, jouit de la loi, non comme objet de pouvoir mais comme existence. Il jouit de l'existence de la loi, du fait d'être libéré par elle.

Ce corps mobilise ses fantasmes, il en fait des mobiles, s'en revêtit et s'en défait, comme d'une peau». Mais cette réalité est autre chez nous. «C'est une traversée du vide, comme notre corps est métaphore de l'événement où il change de réalité, où il permute cause et effet, acte et pensée, déclenchement et retour, ce jeu corporel est tellement osé, risqué. On se trouve automatiquement hors jeu, on devient corps abstrait, chargé d'émotions de mémoire et de libido, et qui questionne l'impossible.

Ce poids archaïque qui nous réduit à un simple corps occulté, confiné, ce que j'appelle l'impasse où se bloquent les mouvements possibles entre un corps visible et un corps mémoire. Dans cet arrêt, il n'a pas où se projeter, pas d'avenir ou de passé. Il n'a que l'instant, le présent. Et ce présent, c'est notre corps immobile. S'il bouge, il bascule dans le temps, alors que la jouissance du corps est d'être un messager de vie». En guise de conclusion, il ininvite les gens à se réconcilier avec leurs corps s'ils veulent vraiment aller de l'avant. Une réconciliation qui passe, également, par la santé de ce corps.

A ce propos, la sociologue Zineb Maadi va jusqu'à considérer que le droit à la santé -comme élément essentiel dans la confirmation des droits humains et comme une condition sine qua non pour réaliser le développement humain- est tributaire de la prise de conscience du corps. Quant à Abdelhai Sadiq, professeur à la Faculté des Lettres de Marrakech, il s'attèle à «déterminer le résidu traductif féminin et son impact sur l'interprétation de certains versets coraniques».

En estimant qu'on parle peu des traductrices du Coran alors que les femmes sont très présentes. Ce qui montre encore une fois que la différence passe aussi par le corps.
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