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«Quand la France a peur des Musulmans»

18 Avril 2006 À 15:59

Le Matin : Votre livre est le fruit d'une analyse minutieuse des discours ayant pour sujet l'Islam et les musulmans à travers la télévision française. Pour ce faire, vous avez dû voir ou revoir tous les bulletins d'information et programmes émis depuis 1975 jusqu'en 1985. Votre conclusion est que le développement de l'islamophobie, en France, est le résultat d'une construction imaginaire de l'Islam par les médias. Expliquez-nous un peu votre idée.
Thomas Deltombe :
Les médias se présentent comme des agents neutres dans la société. Ils font croire que leur rôle est de présenter la réalité telle qu'elle est. C'est ce qu'ils prétendent pour tous les sujets, et c'est le cas pour l'Islam.

Ils disent voilà ce que c'est que l'Islam. J'ai donc voulu savoir ce qui s'est dit depuis trente ans à travers les bulletins d'information et les programmes consacrés à ce sujet par les chaînes de télévision françaises. J'ai remarqué que l'Islam tel qu'il était montré ne correspondait pas de toute évidence à l'Islam réel. C'est un «Islam imaginaire» que les médias ont construit. Ce qui revient à dire que les médias, loin d'être des spectateurs neutres, sont au contraire des acteurs.

D'accord, mais que leur reprochez-vous exactement par rapport à l'Islam « réel» et d'abord, qu'est-ce que l'Islam «réel» ?

Je ne sais pas ce que c'est que l'Islam réel. Mon travail n'est pas sur l'Islam, mais sur les discours sur l'Islam. Et là, j'ai vu beaucoup d'émissions où l'on nous dit c'est l'Islam, mais dans la vie, je rencontre beaucoup de musulmans qui sont différents les uns des autres. Ma conclusion est que l'image qui est donnée de l'Islam comme étant l'Islam réel est en fait une construction. Deux facteurs, à mon avis, interviennent dans cette construction : l'histoire coloniale de la France, c'est-à-dire que l'Islam qui est donné à travers les médias est le produit de cette histoire.

Je ne reproche rien aux médias ni à la société française en général, mais je constate qu'ils sont profondément marqués par cette histoire. Je pense que ce que l'on appelle « l'Islam» à la télévision et dans les médias en général, est un instrument pour faire ressurgir les mécanismes de la culture issue de l'histoire coloniale. Le terme Islam, et tout ce qui s'y rattache dans les discours publics, renvoie à des imaginaires anciens qu'on a voulu enterrer.

Dans ce cas, il n'y a pas que la colonisation, il y a également la longue histoire des guerres des Croisades qui alimentent cette culture.

C'est vrai, mais de façon très forte c'est l'histoire coloniale. Le second facteur qui fait qu'on parle de l'Islam et les raisons pour lesquelles on en parle, c'est la réorganisation des sphères de pouvoir en France qui ont évolué les unes par rapport aux autres ; j'entends par là les sphères du pouvoir économique, politique et médiatique. Et je constate qu'il y a une sorte d'abdication des autres pouvoirs, notamment du politique au profit de l'économique. Ce qui a eu de l'effet sur la médiatisation de l'Islam et de l'immigration au moment de la crise des années 70. On a commencé à expliquer, par exemple, le chômage par la présence des immigrés en France, et qu'il fallait que ces derniers rentrent chez eux.

L'immigration est donc devenue un problème et pour le montrer, on va se focaliser sur l'Islam. Par ailleurs, la réorganisation du pouvoir économique par rapport aux médias, à la suite de la privatisation d'une partie du secteur de l'audiovisuel, l'arrivée d'autres chaînes privées telles Canal+, la Cinq, etc., a fait que le rapport des journalistes à l'information a été affecté. Il fallait désormais donner aux téléspectateurs ce qu'ils veulent bien entendre. On fait des études pour savoir ce qui va marcher. Tout est question d'audimat pour drainer de la publicité. Si maintenant le but est de donner aux gens ce qu'ils veulent, les médias ne sont plus des informateurs mais des conformateurs. Ils confortent les gens dans leur propre opinion.

Concernant l'Islam par exemple, il suffit de faire peur et ça paraît naturel. Je me suis intéressé particulièrement à la télévision, parce que celle-ci a pris une place considérable dans la sphère médiatique par rapport aux années 60 et 70 où la presse écrite et la radio étaient beaucoup plus importantes. En outre, la télévision utilise, en plus de la parole, les images. Ce n'est pas par hasard, à mon avis, que le traitement médiatique de l'Islam s'organise à travers ce qui est visible, le foulard et le terrorisme, c'est-à-dire tout ce qui suscite les émotions.

Vous allez plus loin en remettant en cause la dichotomie Islam/islamisme. Vous faites référence aux travaux de Maxime Rodinson (mais on peut remonter plus loin encore) pour qui le vocable islamisme désigne l'Islam comme christianisme ou judaïsme. Pourquoi vous gêne-t-il qu'on utilise le concept islamisme pour désigner l'idéologie fondamentaliste ?

Je suis téléspectateur comme tous les autres, j'acceptais ces catégories telles qu'elles sont présentées à la télévision. Or, au tournant des 80 et 90, j'ai constaté que le mot « islamisme «, qui était au départ un terme analytique utilisé par les chercheurs et qui désigne tout simplement l'Islam, a cessé d'être un concept scientifique pour prendre une charge morale énorme. Dès lors, on ne cherche plus à analyser les choses mais à les juger et finalement à dire ce qui est bien et ce qui est mal. Dans ce contexte, l'islamisme est utilisé pour dire voilà le mauvais Islam.

Oui, vous êtes chercheur, historien ; on comprend que vous ayez le souci de la nuance et de la distance critique, mais pour une télévision, dont le souci premier est le factuel, ce n'est pas possible.

Je suis d'accord, mais cela n'empêche pas la télévision d'éviter de donner un sens moral aux mots, comme «fascisme vert», « islamo-nazisme». Même la notion «islamisme» est utilisée dans le but de criminaliser.

Attention, je ne suis pas d'accord avec les idées des islamistes, je suis plutôt très proche moralement des médias, mais j'essaie de prendre de la distance par rapport à mon jugement pour comprendre, car le problème, c'est qu'on risque de tomber dans la criminalisation de quelque chose avec laquelle on n'est tout simplement pas d'accord.

Comme pour Tarik Ramadan ?
Oui, c'est un bon exemple. En 2002, il était présenté par «L'Express» comme un intellectuel moderne, réformateur, sans toutefois émettre de jugement. Quatre ans plus tard, à la suite du livre de Caroline Fourest sur le même Ramadan, L'Express publie un article sur lui avec une photo et une légende : «Tarik Ramadan, l'homme qui veut instaurer l'Islamisme en France». Comment se fait-il, est-ce le regard qui a changé sur lui ou est-ce lui qui a changé ?

Vous dites qu'il y a une « islamophobie» en France véhiculée par les médias. En quoi consiste-t-elle ?

Je pense qu'elle existe. Elle n'est pas le fait des médias, elle traverse le débat public, en général, qui renvoie à cette longue histoire de peur de l'Islam. L'islamophobie pour moi c'est cette peur de l'Islam, une peur qui peut devenir haine. Il y a des gens qui associent la prière à un acte presque terroriste. En 1994, Glucksman déclare que le voile est un acte terroriste.

D'autres gens vous disent : «Moi, l'Islam ne me dérange pas tant que je ne le vois pas». Alors à partir du moment où il y a des signes visibles sur un plateau de télévision, cela provoque des réactions d'hostilité. Le barbu devient automatiquement islamiste, pourtant il y a beaucoup d'islamistes radicaux qui ne sont pas barbus.

Cette phobie est bien sûr amplifiée par des hommes politiques – hier, c'était Maigret, aujourd'hui, c'est Devillier - pour en tirer des bénéfices électoraux.

La phobie de l'islamiste barbu est un peu générale, même dans un pays musulman, en raison de l'actualité et de la peur de l'influence des mouvements en terme politique. Ce n'est pas un sentiment propre à la France.

Je ne connais pas la situation dans les pays musulmans, je travaille dans le contexte français. Il se trouve qu'en France il y a un mouvement de conjugaison entre la peur sécuritaire, parfaitement légitime dans un contexte marqué par la menace terroriste, et la peur identitaire. Le lien est vite fait entre le terroriste et le musulman.

C'est la logique qui s'installe en France. Pendant la campagne 2002, on disait que pour lutter contre le terrorisme, il faut instaurer l'impunité zéro. Qu'est-ce que cela voulait dire ? Cela veut dire qu'il faille jeter la suspicion sur tous ceux qui pourraient être potentiellement des terroristes, c'est-à-dire sur tous les musulmans et même sur tous ceux qui ne l'étaient pas et qui veulent le devenir.

Je crois qu'il y a un abandon de la réflexion sur les facteurs économique et politique dans le développement du terrorisme – qui n'est pas le propre des islamistes – au profit d'une lecture du phénomène dans l'Islam. On vous dit, par exemple, c'est dans le Coran.
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