Spécial Marche verte

Le ghetto, un mode de vie spécifique

18 Juillet 2006 À 16:07

En dépit des similitudes savamment orchestrées par des médias en manque de sensationnel, les banlieues françaises ne sont pas des ghettos à l'américaine.
C'est ce que soutient le sociologue Loïc Wacquant dans un livre remarquablement documenté. Ce livre est issu d'un constat et d'une colère. A la fin des années 1980, Loïc Wacquant conduit à l'université de Chicago un doctorat sur la construction et la crise du système colonial de Nouvelle-Calédonie.

Depuis les fenêtres de la résidence de campus, le jeune sociologue peut voir le ghetto noir qui s'entend au-delà de la 61e rue: «Résidant sur la ligne de fracture socioraciale qui hante l'Amérique (…), il m'était impossible de ne pas prendre comme objet d'études une connstellation urbaine qui me questionnait rudement au quotidien». L'autre choc s'est produit quelques années plus tard, au seuil des années 1990, et c'est en France qu'il a eu lieu : avec la naissance et la génération d'un discours panique sur la prolifération de ghettos immigrés, «la soi-disant américanisation de la ville européenne». Si «Parias urbains» est un livre de sociologie comparée, il est aussi la réponse d'un sociologue de terrain aux affirmations récurrentes d'une poignée de médias, désormais relayées par institutions et pouvoirs politiques.

En Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, en France, peut-on parler de ghettos ? Pour répondre à la question, Wacquant remonte aux racines des premières vagues d'immigration urbaine aux Etats-Unis, et nourrit son analyse d'une double immersion dans le South Side, le plus grand ghetto noir de Chicago et à la Courneuve, en banlieue parisienne. Dans les deux cas, est fortement stigmatisé le fait de vivre dans un espace devenu un synonyme public d'échec, de misère et de délinquance : «Aujourd'hui, le premier indice et symbole de réussite dans le ghetto est de le quitter», note Wacquant.

Cela posé, France et Etats-Unis montrent de profondes différences, de structure autant que de fonction : d'une part, le ghetto américain n'est pas une simple concentration résidentielle de familles pauvres reléguées dans un habitat vétuste et isolé, mais un continent doté d'une relative autonomie institutionnelle et d'une division du travail telle qu'il fonctionne largement en vase clos, «à la manière d'une ville noire dans la ville» (Horace Clayton).

L'enfermement
des Noirs


Alors que les banlieues françaises sont des zones pluriethniques où se côtoient, avec les heurts que l'on sait, une multiplicité de nationalités et de confessions, le ghetto américain est le plus souvent racialement homogène. «L'enfermement des Noirs était-et continue d'être-unique en ceci que seuls les Afro-américains ont été contraints de vivre dans des zones où la ségrégation était presque totale, involontaire et perpétuelle» (Philpott, 1978). De plus, les habitants du ghetto, laminés par les coupes sombres administrées ces vingt dernières années dans les programmes sociaux, connaissent des taux de pauvreté sans équivalent en France.

Ainsi, la mortalité infantile dans les cités de la petite couronne parisienne est à peine supérieure à celle de la région Ile-de-France (8%) et est en régression constante. A South central, ce taux est presque quatre fois plus élevé (30 %). Enfin, la violence subie par les habitants du ghetto est sans commune mesure avec celle qui sévit dans les banlieues françaises. «Il est inimaginable de prendre le métro et de se promener librement sur le South Side de Chicago pour y bavarder avec les gens comme on peut le faire à La Courneuve ou dans n'importe quelle banlieue parisienne.

Car la fréquence des homicides, viols, vols et agressions y est si grande qu'elle a entraîné la quasi-disparition de l'espace public».

Grilles de métal
et vigiles armés


Ainsi, les habitants du ghetto organisent-ils leur vie de manière à éviter autant que possible de sortir de chez eux, de prendre les transports en commun ou de traverser un lieu public. De lourdes grilles de métal protègent les fenêtres et les portes d'entrée de leurs maisons, de même que celles des commerces, qui ont presque tous recours à des vigiles armés pour filtrer leur clientèle.
Dans les ghettos, il y a cent assassinats pour 100.000 habitants par an (l'Europe en compte dix fois moins), et le taux d'incarcération est dix fois plus important en Amérique.

Si «Parias urbains» ne prend pas en compte les émeutes qui, fin 2005, ont secoué certaines communes de la banlieue parisienne, il tend en revanche à dessiner un miroir des nouvelles pauvretés urbaines et de leur devenir.

Ce qui se profile derrière ces chiffres dont rien ne laisse entrevoir, à moyen ou long termes, des indices d'amélioration, c'est la grande absence de l'Etat américain : «C'est l'effondrement des institutions publiques résultant des politiques étatiques d'abandon urbain et de contention punitive du sous-prolétariat noir qui émerge comme la cause la plus puissante de l'enracinement de la marginalité dans la ville américaine». Pour les jeunes sans avenir des zones urbaines en déclin, la police constitue ainsi le dernier lien avec une société qui les rejette, d'où le fait qu'elle soit considérée comme l'ennemi numéro un.

Ainsi, «dans les quartiers désolés du ghetto de Los Angeles, la police se comporte à la manière d'une véritable armée d'occupation menant une guerre de tranchées».
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