Spécial Marche verte

Quand l'usage du «ôrf» ne reconnaît pas la femme

A El Haddada, périphérie de Kénitra, les hommes sont les seuls à bénéficier de terrains

17 Mai 2007 À 15:28

«On nous a pris ce qui nous appartenait. On nous a mis dehors. Aujourd'hui, il faut réparer cette injustice. Trop de femmes souffrent», s'écrie Rkia Bellot. Originaire de la Jmaâ El Haddada, localisée dans la périphérie de Kénitra, Rkia se bat aujourd'hui pour toutes les femmes de sa tribu, lésées de leurs droits à cause d'une
coutume ancestrale (l'ôrf ou le droit coutumier).

Cette coutume stipule que seuls les hommes mariés et chefs de foyers ont le droit d'exploiter la terre et, depuis quelques années, de bénéficier des lots suite à l'expropriation de la terre collective.
Tout a débuté en 1985. A cette période, la ville de Kénitra
a commencé à s'étendre et les terrains se faisaient rares.

Aussi, les autorités communales ont effectué des transactions avec la tribu d'El Haddada portant sur l'échange de leurs terres collectives contre des lots individuels et un droit de jouissance. Ainsi, une première transaction portant sur une cinquantaine d'hectares a été divisée en 632 lots distribués aux hommes recensés.

«Une deuxième transaction était en cours à ce moment-là. Pour pouvoir en bénéficier, tout le monde cherchait à faire marier ses enfants, favorisant ainsi les mariages précoces et blancs.
Pour régler le problème, la Jmaâ a décidé de modifier l'ôrf en intégrant dans la liste des ayants droit les garçons âgés
de 16 ans», explique Rkia.

Aussi, lors de la deuxième transaction concernant 16 ha non lotissables, 16 millions de dirhams ont été répartis entre les 632 familles bénéficiant des lots de la première transaction et tous les célibataires âgés de 16 ans révolus.

Ensuite, une troisième tranche portant sur l'expropriation de 126 ha a bénéficié à nouveau aux 632 chefs de famille déjà dotés par deux fois et à 678 autres membres de la tribu recensés en 2004, auxquels se sont ajoutés tous les garçons de plus de 16 ans.

Les femmes, descendantes directes de la tribu (soulaliates), ont tout simplement été écartées. «Avant, la tradition avait un sens. L'homme était un vrai chef de famille, puisqu'il prenait en charge sa femme, ses enfants, sa mère, ses soeurs, ses tantes… Actuellement, ce n'est plus le cas. Il ne prend en charge que sa petite famille. Et ce sont souvent les femmes qui travaillent. La «Jmaâ» a déjà modifié l'ôrf pour en faire bénéficier les jeunes, elle peut donc le faire à nouveau», précise Rkia Bellot.

Aujourd'hui, toutes celles qui sont divorcées, veuves, n'ont pas de fils ou de maris originaires de la tribu, ont été chasées par leurs frères, et ont dû se réfugier dans le bidonville situé en contrebas du village de El Haddada, encerclé par les constructions.

«Je suis une soulalia, divorcée depuis 12 ans. Je n'ai rien eu, mes frères ont tout pris et maintenant j'habite dans le bidonville avec mes deux filles», témoigne Zhor en larmes.
Des femmes comme Zhor, il y en a plus d'une centaine, même si certaines ont eu plus de chance pour avoir épousé un homme de la tribu ou pour avoir les moyens lui permettant de louer dans le village.

Pour réparer cette injustice, Rkia Bellot, elle-même lésée de ses droits, a constitué un groupe de protestation composé de toutes les «soulaliates». Et ensemble, elles ont lancé une pétition qui a été signée par 1.144 femmes et 390 hommes.
«Les autorités se moquent de nous, mais nous irons jusqu'au bout», précise Rkia.

D'après Rachid Filali Meknassi, professeur de droit à l'Université Mohammed V de Rabat, et coordinateur national du projet du BIT «Pacte Mondial Maroc», les arguments pour défendre l'égalité et la non discrimination à l'égard des femmes et des orphelins ne manquent pas.

En effet, la référence faite par la loi au chef de famille ne doit pas être interprétée de manière figée. Chaque fois que la femme peut prétendre à cette qualité, aux regards du Code de la famille, elle devrait avoir voix au chapitre.

Il n'y a d'ailleurs qu'à se référer à l'article 51 qui se garde bien de désigner l'homme comme chef de famille ou à l'article 54 qui tend à remettre en cause fondamentalement la notion de «chef de foyer».
«La coutume est une source de droit, mais elle ne saurait déroger à la loi et encore moins aux traités internationaux.

Or, aussi bien la convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, que le Maroc a ratifiée, que la règle de l'égalité de tous devant la loi proclamée par la constitution, imposent d'assurer la conformité de la norme inférieure, en l'occurrence la coutume, à la norme supérieure», dit-il.

Aujourd'hui, le premier recours ouvert à ces femmes est constitué par le ministre de l'Intérieur en sa qualité de président du conseil de tutelle. Celui-ci dispose, à ce titre, des moyens juridiques et politiques de faire évoluer ces pratiques rétrogrades. A défaut, ces femmes peuvent toujours se pourvoir auprès des tribunaux. Dans d'autres régions du Maroc, des femmes appartenant à des communautés ethniques, notamment à Sidi Slimane et El Guich à Rabat, ont bénéficié des lots. Alors pourquoi pas les "soulaliates" de El Haddada ?

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L'ADFM se joint au combat

Il y a plus d'un mois de cela, dans un souci de dénoncer cette coutume archaïque et de
mobiliser le maximum de monde, Rkia Bellot, et toutes les "soulaliates" ont demandé le soutien de l'Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM) qui s'est aussitôt saisie de l'affaire.
Ainsi le 14 mai, l'ADFM a envoyé une lettre à Chakib Benmoussa, ministre de l'Intérieur.

Elle dénonce ainsi cette coutume qui spolie les femmes de leurs droits, et rappelle que le privilège accordé aux hommes dans le système patriarcal ancien n'est plus justifié aujourd'hui, vu que le nombre de femmes «chefs de famille» ne cesse d'augmenter.

De la même façon, elle se joint aux signataires de la pétition pour revendiquer: «le droit des femmes de toutes les tribus du Maroc de bénéficier de la répartition des terres collectives», et compte sur le ministère de l'Intérieur pour faire cesser cette pratique.
Affaire à suivre…
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