L'aîné ou le rôle forcé du «grand»
Entre privilège et responsabilité, le rang du premier-né est loin d'être une sinécure
LE MATIN
26 Avril 2007
À 15:58
Ceux qui ne sont pas nés en premier dans une famille auraient aimé avoir un peu plus d'avance, et ceux qui sont venus au monde avec le titre d'aîné avouent qu'ils renonceraient volontiers à ce «fardeau».
Dans les fratries, les choses ne sont jamais simples. Entre les enfants qui se plaignent de ne pas jouir d'assez d'amour de la part de leurs géniteurs et ceux que cette affection, exagérée, étouffe, peu d'enfants trouvent leur bonheur dans un juste milieu salvateur. «Chaque place a ses difficultés», avance le Dr Souad Hamdani, professeur de pédiatrie et psychanalyste, avant de préciser que celle de l'aînée est encore plus difficile à assumer.
Elle a une valeur particulière et marque un moment privilégié, chargé d'une symbolique forte. La venue au monde du premier enfant replonge le couple dans ses souvenirs les plus lointains et le projette dans une vie nouvelle.
«A priori, ce qui me semble être le plus dur dans ce rang, c'est qu'il s'agit du premier enfant pour le couple. C'est-à-dire l'enfant dont les parents ont rêvé. En psychanalyse, on pense que le fait de vouloir se reproduire rejoint un peu la problématique œdipienne. Celle-là même qui définie le rapport aux parents». D'après notre spécialiste, la première personne que l'enfant aime est sa mère.
Par la suite, il se sépare d'elle ; selon son sexe, il développe une relation d'amour pour le parent de sexe opposé. «La grossesse est un moment fort dans la vie du couple, car il expérimente pour la première fois la reproduction qui le renvoie à tous ses souvenirs.
Fantasmatiquement, il peut y avoir un réveil au moment de la grossesse, que ce soit pour la femme qui porte l'enfant dans son corps ou pour l'homme qui le porte dans sa tête. C'est comme si on trahissait, quelque part, cet enfant que l'on doit à sa mère ou à son père et qui n'a pas eu lieu parce qu'il est frappé de cet interdit qui fait notre humanité», explique Souad Hamdani.
Cet enfant, d'abord, «imaginaire» dont les parents ont tant rêvé est porteur de beaucoup d'espoir. Ils attendent beaucoup de lui. En plus de la charge psychologique qui entoure ce rang, il a également une dimension sociale.
Notre psychanalyste évoque, à cet égard, certaines civilisations où l'enfant aîné était le seul à avoir droit à l'héritage. C'est comme si c'était lui le vrai enfant. Ce privilège et cette affection font qu'il reste très lié à ses parents et ont pour résultat une certaine limitation de sa liberté. Alors qu'en réalité un gamin est élevé pour quitter ses parents.
Pour sa part, cet enfant supporte tant bien que mal cette responsabilité lourde à assumer. Il est vrai que cette «charge» est largement récompensée, puisqu'il aura son moment de gloire, celle de l'enfant unique qui monopolise l'attention et l'affection des parents, avant de se voir détrôné par un frère ou une sœur. Là, la déception est à la hauteur du bonheur qu'il a vécu.
"Quand il naît, il transforme ses parents, devient le centre de la terre, puis il doit faire une place à un autre", affirme Régine Scelles, psychologue clinicienne. Bonjour la rivalité. Et le Dr Hamdani de renchérir : «Du fait qu'il a occupé la place de l'unique, il va expérimenter la naissance du puîné et partant la jalousie fraternelle, qui de toute façon est toujours un peu difficile à vivre. C'est la première chose à laquelle on se confronte et qui explique toutes les rivalités qui vont venir après».
Toutefois, cette concurrence n'exclut pas une forte complicité, voire un certain paternalisme de la part de l'aîné même à un âge prématuré. Il n'est pas rare de voir un bambin de 4 ou 5 ans (voire moins) veiller sur son frère ou sa sœur bébé. C'est ainsi qu'il devient un exemple pour lui et une référence pour ceux qui vont venir après.
Il joue le rôle de protecteur mais aussi de confident et de gardien de leurs secrets.
Selon Marcel Ruffo, pédopsychiatre et psychanalyste, le grand frère ou la grande sœur est souvent un initiateur, voire un confident. Encore faut-il que cet aîné se sente à l'aise et reconnu dans son rôle. Dans ses livres, Régine Scelles parle de transmission de compétences : «On constate que l'aîné va servir de pôle d'identification pour les puînés. Il trace la route du second, lui sert de modèle.»
Toutefois, si l'aîné place la barre trop haut et qu'il est hissé sur un piédestal par ses parents, il ne récoltera que haine et jalousie de la part de ses cadets. Le fait qu'ils soient incapables de l'égaler et tant que les parents leur rappellent leur faiblesse en les comparant à lui, ils attiseront cette haine envers ce favori qui ne cesse de les rabaisser.
C'est dire que le rôle des parents est plus que déterminant dans la gestion des relations au sein d'une fratrie.
___________________________________
Entre réel et imaginaire
En psychanalyse, quand une femme est enceinte, pour le couple, elle porte deux enfants. Celui que les parents portent dans leur tête, dit «enfant imaginaire», «merveilleux» ou «fantasmatique» qui comblera toutes leurs espérances…et puis l'enfant réel.
Et le Dr Souad Hamdani d'expliquer : «Ce dernier, quelles que soient les qualités qu'il puisse avoir, ne va jamais égaler l'enfant merveilleux qu'ils ont en tête. Mais après un certain temps, dans les cas heureux, qui sont les plus courants, l'enfant réel finit par supplanter celui imaginaire et le remplacer, quoique ce ne soit pas évident.»
Quand il s'agit du premier enfant, les choses sont un peu plus compliquées parce que les parents n'ont pas encore expérimenté cette inadéquation entre l'enfant imaginaire et celui réel. Avant de se rendre à l'évidence et d'adapter leurs rêves à la réalité, l'enfant risque de rester longtemps imaginaire.