Fête du Trône 2006

Mohammed V, une vie exemplaire d'engagement

En 1927, lorsque décède le sultan Moulay Youssef, Sidi Mohammed, son troisième fils n'a que 17 ans. Il vit quasiment loin de son père, isolé, reclus à Fès, ensuite à Meknès. Il est, dit-on, “pâle et frêle”, “jouant avec les enfants des quartiers pauvres”, confié à un précepteur d'origine algérienne, Al Mâameri dont la grande abnégation et la mansuétude n'avaient d'égal que son dévouement au jeune Prince.

19 Août 2008 À 15:50

La mort de Moulay Youssef pose alors un urgent et dramatique problème aux proconsuls chamarrés et aux autorités du Protectorat : écartant arbitrairement Sidi Mohammed , la question se posait de savoir qui choisir comme successeur au Roi Moulay Youssef, entre ses enfants Moulay Hassan et Moulay Driss ? Qui est celui qui sera à même de garantir sans rechigner la continuité de l'occupation étrangère et préservera les privilèges des colons ? Lequel des deux entérinera l'ordre établi sans pour autant céder quelque jour à la folle tentation de vouloir régner ?

Alors que les esprits ne sont occupés que par le choix entre les deux fils aînés, maintenant le troisième dans l'isolement, voilà qu'un groupe d'Ouléma surgit à Meknès chez si Mâameri. Ils sont venus proclamer à l'endroit de Mohammed Ben Youssef : "Sidna, Dieu vous glorifie, vous êtes notre Roi, notre Amir al-Mouminine”…Un pan de l'histoire du Maroc s'écroule, et fait tomber avec lui les tractations malveillantes de tous ceux qui ont tablé sur l'un ou l'autre des deux aînés princiers. A la vérité, l'histoire comporte un autre détail conséquent : après le départ du Maroc du maréchal Lyautey en 1926, voilà qu'un certain Théodore Steeg, agrégé de philosophie mais arraché à ses pauvres études lui succédera. Il sortait tout droit d'un roman noir de la 3e république. Ancien gouverneur de l'Algérie, nommé "résident général au Maroc” à l'âge de 60 ans, ce cheval de retour du radical-socialisme en a conçu de l'aigreur à l'égard de la Monarchie marocaine. Avec une maladresse déplorable, il s'appliquera à détruire tout ce que Lyautey a mis en place.

Et c'est parce qu'il a l'ambition d'instaurer une "administration directe” au Maroc renforçant l'autorité coloniale aux dépens des prérogatives royales, pourtant garanties par l'acte de protectorat, que Théodore Steeg veut comme prochain souverain un personnage docile, quelqu'un qui ne cherchera jamais à relever la tête, critiquer ou remettre en question l'ordre colonial… Moulay Hassan et Moulay Driss montrant un appétit évident de pouvoir, tout inclinait Théodore Steeg à choisir le troisième fils, Mohammed Ben Youssef, "un jeune homme sage, pieux et réservé”, disait-on…

L'ordre colonial crut ainsi " prendre comme Roi un homme effacé que son père tenait à l'écart ”. Vingt-six ans plus,le 20 août 1953, à la date même dont nous célébrons aujourd'hui le 55ème anniversaire, les hiérarques du colonialisme se retrouveront tout déconfits. Non seulement Mohammed Ben Youssef n'aura pas été un Roi docile et inerte, mais il sera celui qui défiera l'ordre colonial et restaurera le Trône, reconquerra la souveraineté nationale bafouée et finalement abattra le Protectorat.

Le rappel de ces faits s'impose, parce que du choix de Mohammed Ben Youssef, ont dépendu le déroulement ultérieur de l'histoire du Maroc et la chute du Protectorat qui était supposé régenter les Marocains. Le " Roi pâle et frêle ” qui est monté sur le Trône le 18 novembre 1927 à l'âge de 17 ans, suscite à vrai dire le grand étonnement des fonctionnaires de l'occupation tant il apparaît fragile. Mais lui, observe, s'informe et sa première sortie officielle sur un cheval blanc, des Oudaïas au Méchouar, attire une immense foule de Marocains.

Mohammed Ben Youssef s'interroge sur les mystères de ce pouvoir confisqué par un résident général français. Et lorsque chaque vendredi, il accomplit la prière à la Mosquée du Méchouar, c'est le peuple entier de Rabat et Salé qui se déplace pour l'approcher, le voir et l'applaudir. Quelque chose d'étrange semble jaillir de ce jeune Roi, une aura lumineuse qui suscite dans les foules la plus grande effervescence et le plus fort attachement.

En 1928, S.M. Mohammed V entreprend une visite en France, au cours de laquelle il sera reçu avec tous les honneurs par Gaston Doumergue, le Président de la République. Le réseau des relations du Sultan, composé de diplomates, de fonctionnaires émérites, de militaires, d'hommes de lettres se renforce, ouvrant pour lui de nouveaux horizons.

C'est un Souverain moderne mais attaché aux traditions ancestrales, pieux mais fin politique, doté surtout d'une vaste curiosité intellectuelle, volontiers porté également sur l'appréciation raisonnée des autres expériences sociales. Cette " volonté novatrice ” de Mohammed V est si forte qu'à la naissance du Prince Moulay Hassan le 9 juillet 1930, c'est à une " sage femme diplômée ” qu'il est fait appel et non à une accoucheuse traditionnelle, " al-qabla ”…Le futur Roi Hassan II, quand il relatera des années après cet épisode, situera là " la première rupture décisive avec la règle coutumière et le carcan du passé ”. En attendant d'autres ruptures, d'autres innovations opérées par Mohammed V, notamment en matière d'éducation de ses enfants, de liberté accordée à ses filles… Nous sommes en 1930, et c'est déjà, à l'ombre d'un empire colonial si puissant et pesant, la vision moderniste d'un Roi qui se dessine.

Cette année-là, un événement d'une grande portée politique constituera à la fois la déchirure et le baptême de feu de ce Maroc qui apprend à se reconnaître en son jeune Roi. La Résidence concocte, sous l'influence de quelques chercheurs en sciences des montagnes, militaires et ethnologues du milieu berbère comme Maurice Le Glay, défenseur acharné de ce qu'on appelait " la juridiction de coutume berbère ”, une loi scélérate dont la promulgation aura pour effet de dégrader les relations entre le protectorat et le Palais en même temps qu'elle suscitera de violentes réactions dans le peuple marocain : le sinistre Dahir berbère du 16 mai 1930.

Peut-être que les officiers coloniaux, le Résident général de France, les sociologues berbéristes et les lobbies à Paris, quand ils imposent leurs vues au Souverain, ne mesurent pas à quel point un tel texte, maquillé d'un pseudo juridisme, provoque une fracture au sein de la société marocaine, divise la population entre berbères et arabes, crée l'exclusion, instaure une justice à deux vitesses…

Ces apprentis sorciers ne mesurent pas non plus que le peuple, soutenu par les autres pays arabes comme la Syrie avec Chakib Arsalane, va non seulement se révolter mais proclamer un soutien total à S.M. Mohammed V.
Le Dahir berbère, pierre angulaire d'une politique coloniale aux antipodes des conceptions de Lyautey, suscite une forte émotion dans le pays. Il constitue, à coup sûr, l'acte de naissance du nationalisme marocain que l'administration française jaugera à sa juste mesure, quatre ans plus tard, en 1934, devant l'accueil délirant réservé à Mohammed V par le peuple de Fès, aux cris de Yahia al-Malik…

On peut en effet avancer que la symbiose entre le Roi et le peuple a pris son point de départ avec le dahir berbère et le voyage de Fès, la ville où le nationalisme marocain commence à se profiler. Lui manque-t-il une plate-forme idéologique ? Il déploie alors l'espérance collective, inscrit déjà le militantisme comme une devise et la liberté sur son fronton comme une revendication essentielle. Lui manque-t-il un leader et un guide ? Mohammed Ben Youssef l'incarnera parfaitement…

Ce que les experts en politique coloniale de la Résidence craignaient le plus s'est soudain produit. A Fès, le peuple descend dans la rue, déborde services d'ordre et protocole, pour crier son attachement et sa fidélité à Mohammed V qui, ému, le lui rend avec noblesse. Pour le Souverain, ce chaleureux bain de foule, est à l'évidence un grand moment de son parcours personnel. Pour les administrateurs coloniaux les plus perspicaces, cette manifestation constitue une épreuve prémonitoire avec laquelle il convient désormais de compter.

C'est si vrai qu'un an plus tard à peine, un autre événement à signification politique majeure survient pour renforcer leur conviction qu'il s'agit non pas de "simples trublions” comme les qualifie un certain Al Moqri, chambellan de son état, non pas d'un groupuscule d'égarés, mais bel et bien d'un noyau de militants politiques. Un groupe de jeunes nationalistes, dont Allal El Fassi, Mohamed Hassan Ouazzani, Mekki Naciri, Omar Ben Abdel Jalil, El Hachmi Filali entres autres, rédigeront en décembre 1934 un texte revendicatif, intitulé le " plan de réformes ” qu'ils soumettent simultanément au Roi, au chef du gouvernement français et à son représentant à Rabat, le résident général.

Les signataires prennent soin de livrer un opuscule modéré, assez nuancé pour qu'il ne laisse transparaître qu'une manière de restauration de valeurs religieuses musulmanes à l'abandon, et une ouverture réelle des libertés publiques. Personne ne s'y trompe, tant le texte respire en filigrane une volonté politique. Ce sont d'ailleurs les mêmes, rejoints par quelques autres qui, dix ans plus tard, rendront public le 11 janvier 1944, ce qu'on appelle " le Manifeste de l'Indépendance ”, véritable feuille de route jetée à la face de l' administration coloniale et qui, cette fois, réclame ouvertement, la libération du Maroc.

Le "plan de réformes ” ne retient guère l'attention du gouvernement français, lors même qu'il présente une série de propositions destinées à calmer l'agitation et à favoriser un climat de dialogue. Mohammed V ne peut en effet comprendre ni accepter l'indifférence des autorités françaises ...
Quant aux jeunes nationalistes, ils portent leur combat sur un autre front devenu crucial en ces temps troublés : la lutte farouche contre les "confréries islamistes”, qui mènent campagne pour diviser le pays. Prêchant la nécessité d'un retour aux archaïsmes moyenâgeux et à la féodalité, ces mouvements sont la proie des manipulations d'agents du Protectorat, des colons propriétaires terriens, des lobbies français, des chefs locaux de tribus, bref un bras armé de la réaction…

Là encore, la conjonction objective entre le mouvement nationaliste et le Souverain semble prendre de court les autorités coloniales. En juin 1934, le Roi Mohammed V, accompagné du Prince Moulay Hassan, qui n'a que quatre ans, entreprend un voyage en France et, dans la foulée, décide de rendre visite au maréchal Lyautey auquel il vouait une grande admiration. Visite prémonitoire, car ce dernier mourra quelques semaines plus tard, le 27 juillet et sera enseveli, selon ses vœux, à Rabat.

Heureusement, le successeur de Théodore Steeg n'est autre que le général Noguès, fidèle adjoint du maréchal Lyautey dont il était le directeur des affaires politiques. Noguès est nommé Résident général de France en octobre 1936 alors que l'agitation couve partout. Dans le Maroc profond, la revendication qui gronde est de plus en plus politisée tandis que de nouveaux partis politiques voient le jour : le Parti de l'Istiqlal, le Parti populaire qui deviendra le Parti démocratique de l'indépendance (PDI) et qui, sous la direction notamment de jeunes patriotes organisés et engagés dans le combat politique et intellectuel comme Si Mohamed Cherkaoui et Abdelhadi Boutaleb, jouera un rôle décisif avant et après la libération.

Le général Noguès sait conserver avec le Roi Mohammed V des relations intelligentes, empreintes de compréhension voire d'estime. Quelques mois auparavant, une terrible sécheresse a sévi sur tout le territoire, mettant à mal la récolte, la production agricole, l'économie et fragilisant encore plus le tissu social du Maroc. Aussitôt désigné, le général Noguès est saisi par Mohammed V qui lui fait part à la fois de la colère du peuple marocain et de sa propre hostilité au projet préparé en sous main par le gouvernement français, de rattacher l'administration du Protectorat au ministère de la France d'Outre-Mer et non plus au ministère des Affaires étrangères, ce qui signifie à ses yeux une " départementalisation rampante ” du Royaume par la France, à l'exemple de l'Algérie, de la Guadeloupe ou de certains pays en Afrique…

Une vision ! On ne peut mieux résumer la perspicacité politique du Roi Mohammed V. Il affiche de plus en plus ses convictions, conteste avec énergie les décisions allant à l'encontre des intérêts du Maroc. Ce qui lui vaut la reconnaissance de son peuple avec lequel il est désormais lié par un idéal de combat et une noble et grande idée de l'avenir.

Le Sultan pratique alors la " grève du sceau ”, c'est-à-dire la dénonciation de textes de lois ou de décrets que l'administration s'efforcera de lui imposer et qu'il refusera systématiquement de signer. Cependant, il est très conscient, tandis que s'annonce le moment de l'épreuve, de la nécessité d'avancer, comme l'écrivit Lénine, "un pas en avant et deux en arrière ” : sans brusquer les choses, ni heurter les consciences, encore moins provoquer les représailles du lobby colonial auquel sont liés les chefs féodaux. En particulier le pacha de Marrakech, Thami Glaoui, féal s'il en est, qui a partie liée avec les colons et les connétables véreux de l'empire… Ce " rogui ” du sud jouera une funeste partie digne du théâtre de Shakespeare entre 1951 et 1953 : le dernier acte de la représentation, imaginée au mépris des lois régissant la succession monarchique au Maroc, verra l'intronisation d'un souverain potiche, Mohamed Ben Arafa…

Mohammed V est l'Homme du refus. Son opposition au régime colonial ne laisse pas d'enrager les profiteurs : hauts fonctionnaires français ne parlant que de l'ordre à rétablir, militaires impatients d'en découdre avec un Souverain qui s'est révélé le contraire de ce qu'il était supposé être en 1927, lobbies agricole et industriel ayant mis la main sur les ressources du Maroc, chefs de tribus, caïds, hobereaux et collaborateurs… Sa lucidité historique ajoute encore à leur désespoir, car il s'est révélé un vrai stratège. Les événements qui se succèdent dans les années 30 et 40 confirment cette extraordinaire capacité qu'il a à en saisir le sens et la dimension.

Lorsque la Deuxième Guerre mondiale éclate en 1939 et que la menace nazie semble prendre la forme d'une irrésistible déferlante, le Roi lance un appel retentissant pour exhorter le peuple marocain à soutenir la France contre Hitler. Il demande aux fidèles de prier dans les mosquées pour la victoire des forces de la raison. Devant le désastre que la barbarie nazie s'apprête à provoquer, la frontière des religions a été effacée par l'Appel Royal au nom d'une solidarité humaniste. En vertu de la même exigence morale, il s'opposera à l'application des lois antijuives décrétées par le régime de Vichy. Aucun juif marocain ne portera l'étoile jaune.

Le général Noguès, en dépit de sa rudesse militaire, contribuera à l'affermissement du pouvoir Royal face à la fois aux manigances des lobbies français et des tribus féodales. Conséquence : le Sultan verra le mouvement national s'associer à son action mais cette alliance portera ombrage à ses rapports avec la Résidence. La Conférence d'Anfa, tenue à Casablanca en janvier 1943, regroupant le Président des Etats-Unis, Franklin D. Roosevelt , Winston Churchill, Premier ministre de Grande-Bretagne, S.M. Mohammed V et le Prince Moulay Hassan, confère au Souverain un prestige international. D'autant plus qu'un dîner privé le réunira avec le président américain qui lui dira son soutien à la lutte du peuple marocain pour son indépendance.

La Deuxième Guerre mondiale terminée , l'espoir se renforce que la grande œuvre du retour à l'indépendance va enfin aboutir. Il est en France le 18 juin 1945, hôte du général de Gaulle, grand résistant et futur Président de la République. Le héros de la France libre n'a pas assez de mots pour louer la finesse et l'ardeur du " jeune Roi du Maroc ” qu'il fait "Compagnon de la Libération”…
La libération ! Ce mot tabou a pris valeur de proclamation officielle le 11 janvier 1944, lorsqu'un groupe de 44 personnalités nationalistes publie le fameux Manifeste de l'Indépendance.

Les sbires du Protectorat ont vite fait de voir une collusion objective entre le Roi et les signataires qui sont arrêtés les uns après les autres. Et pensant s'en prendre à l'influence du Sultan, ils punissent sévèrement les jeunes patriotes, ce qui ne va pas sans susciter un émoi général, aussi bien au Maroc que dans certains cercles libéraux en France. Commence alors un cycle de répressions, mais s'affirme en contrepoids une radicalisation politique dont la figure de proue est le Sultan
Celui-ci porte l'estocade lors du courageux discours qu'il prononce à Tanger en avril 1947.

Ce voyage, dans ce qui est encore une ville internationale, il l'accomplit en militant du patriotisme.
Il est accompagné des Princes Moulay Hassan, Moulay Abdallah, des Princesses Lalla Aïcha, Lalla Malika et la défunte Lalla Nezha, tous engagés dans le combat pour l'indépendance.

Il y avait déjà deux ans que le Sultan avait osé dire la vérité à de Gaulle lui-même. Celui-ci rapporte dans son livre III des "Mémoires”, "Le Salut”- les propos très fermes que lui avait tenus son visiteur : "Le régime du protectorat a été accepté par mon oncle Moulay Hafid, puis par mon père Moulay Youssef, et il l'est aujourd'hui par moi-même comme une transition entre le Maroc d'autrefois et un Etat libre et moderne. Après les événements d'hier et avant ceux de demain, je crois le moment venu d'accomplir une étape vers ce but. C'est ce que mon peuple attend…”. Proclamation vertueuse hautement politique, d'une grande exigence morale et politique. Dans l'esprit du Souverain, l'indépendance ne constitue point la fin en soi, mais le moyen de reconstruire un Etat libre et émancipé.

Or les esprits chagrins de l'administration coloniale, leurs suppôts militaires, les colons, qui tiennent jusqu'à Paris même le gouvernement par la gorge, ainsi que les pachas et caïds en dissidence folklorique qui battent le pavé à Marrakech et à Meknès, ne l'entendent pas de cette oreille. Leur point commun ? la volonté acharnée de maintenir le statu quo et, ce faisant, de sauvegarder leurs privilèges évidents et coupables. Mais ils s'attellent à préparer alors, dans l'ombre, la réponse qui sera le coup de force du 20 août 1953...

Le complot démarre avec Alphonse Juin, grand général de la Deuxième Guerre mondiale, qui nommé Résident à Rabat en février 1951, veut annuler le statut de protectorat et transformer les provinces du Maroc en autant de départements français.

Deux ans plus tard, Juin rappelé à Paris fait nommer un autre général, Augustin Guillaume, soudard sans nuances qui commettra l'irréparable en déposant le Sultan. … L'année 1951 a été marquée par toute une série de manœuvres qui, depuis la Résidence, mobilisent le pacha de Marrakech , Thami Glaoui, les confréries religieuses supervisées par Abdelhaï Kettani, sombre prédicateur aux accents fascisants, les colons ultras, les militaires et, à Paris même un certain Georges Bidault, ministre des Affaires étrangères dont la pusillanimité en cette affaire avait valeur de caution coupable.
L'objectif est de destituer le Roi Mohammed V et de mettre à sa place un autre Roi…

La coalition féodale s'est mise à fabriquer une manière de " procès ” d'intégrité morale et religieuse, mettant en cause le titre de Amir al-Mouminine de Sidi Mohammed Ben Youssef. La crise, évitée de justesse, couve toujours lorsque le général Juin quitte le Maroc et se voit remplacer par Guillaume bien décidé à aller jusqu'au bout de la forfaiture.

En février 1953, les prémices de ce qu'on appellera le "coup de force contre le sultan” sont réunies. A Rabat, un certain Jacques de Blesson, ministre délégué à la Résidence et faisant office d'ambassadeur, joue un rôle déterminant de comploteur en fournissant des rapports rassurants sur le Maroc à Paris où l'inquiétude ne cesse pourtant de grandir.

Blesson soutient les conjurés en sous-main, s'alignant sur les positions d'un Boniface, cruel préfet de police de Casablanca, et du général Guillaume. Après avoir réprimé dans le sang les manifestations du mouvement nationaliste, les deux complices entendent cette fois-ci lui couper la tête… Le Glaoui ouvre le premier épisode en mars 1953, en réunissant chez lui à Marrakech une vingtaine de caïds qui signent une "pétition” reprochant à Sidi Mohammed la violation des règles religieuses et son soutien aux "partis extrémistes illégaux”. En clair, l'Istiqlal, le PDI, le Parti communiste et tous ceux qui luttent pour la liberté. Le pacha de Marrakech et ses affidés, tous drapés dans leur burnous, réclament à la France, la déposition de Sidi Mohammed. Comme l'écrira Charles-André Julien, " le masque était jeté. Ce n'était plus le changement de politique qui était réclamé mais le changement du Souverain ”.

L'ignorance dans laquelle était tenu le gouvernement français, coupé des réalités marocaines, était telle que les avertissements de personnalités aussi prestigieuses que Louis Massignon, François Mauriac, Alain Savary, ne furent pas entendues. Le silence coupable mais encourageant de Georges Bidault, les ambiguïtés des autorités d'occupation au Maroc, les agissements provocateurs des groupes coloniaux ultras signifient ni plus ni moins pour le Glaoui et ses notables, pour les zaouïas et les Kettani une manière de blanc-seing… Il n'est pas jusqu'au général Juin, replié à Paris, enrageant de n'avoir pu mener à terme son complot en 1951, qui ne presse Guillaume d'en finir avec ce " Roi communiste ”…

Le Résident général n'a plus besoin d'attendre longtemps. Mettant à profit la crise politique en France, provoquée par le renversement du Cabinet Mayer, il reçoit en fanfare le Glaoui. Celui-ci lui remet officiellement le 21 mai la pétition des caïds, par laquelle le pacha, poussé par Guillaume, entend remettre en cause jusqu'au caractère imprescriptible de la béiâa (allégeance) prêtée au Souverain à Fès le 18 novembre 1927. Tout démontre, en effet, que le mouvement visant la destitution de Sidi Mohammed Ben Youssef parie sur la passivité du gouvernement et le double jeu de Bidault, le ministre des Affaires étrangères. Le pas sera franchi le 13 août 1953, à la grande joie du Glaoui, lorsque un prétendu piège est tendu au Souverain et dont on attend qu'il y tombe, pour ensuite prendre à témoins et l'opinion et le gouvernement Laniel qui, implicitement, a déjà approuvé le coup de force.

On présente à Sidi Mohammed Ben Youssef une liste de textes à signer dans lesquels, supercherie ou bouffonnerie, il est clairement décidé de le dépouiller de ses pouvoirs. Il lui est demandé d'entériner la création d'un conseil auquel il déléguerait son autorité et qui est présidé par Mohamed Al Moqri, marionnette centenaire…

Devant le refus catégorique du Roi, Guillaume ne trouve pas mieux que de recourir, pensant l'intimider, à l' encerclement armé du Palais Royal et à l'arrestation du Prince Moulay Hassan. Malgré les pressions et les menaces, le Sultan tient bon. Il ne donne pas sa signature.
Mais, soucieux de préserver la vie de ses citoyens et quitte à satisfaire l'appétit des Glaoui et consorts, il choisit l'exil forcé. Tout en précisant que " s'incliner n'est pas renoncer ”.

Le général Guillaume et sa camarilla peuvent jubiler voire triompher ce 20 août 1953, lorsque le Souverain du Maroc est contraint de quitter son pays, ses enfants bousculés vulgairement par un escadron de militaires vers la piste d'envol de Salé.
L'exil durera 28 mois, d'abord en Corse, ensuite à Antsirabé, à Madagascar… Paris se ravisera bientôt. Et le Roi "déchu” reviendra en vainqueur le 18 novembre 1955 pour rendre au Maroc son indépendance. Il avait accepté l'exil la mort dans l'âme, pour épargner les souffrances à son peuple.
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