L'humain au centre de l'action future

Traces écrites et choses dites de Hossein Tallal

La Galerie Memoarts de Casablanca organise du 3 au 18 décembre prochains une importante et rarissime exposition consacrée aux œuvres d'un grand peintre, ressurgi subitement sur la scène après une longue et volontaire absence de plus de 25 ans.

27 Novembre 2008 À 15:50

Il s'agit de Hossein Tallal, peintre de la première heure qui, avec Cherkaoui, Gharbaoui, Hassan Glaoui et autres icones de la jeune peinture marocaine , aura incarné à coup sûr la peinture marocaine pionnière. Placée sous le thème de «Tallal ou le grand retour», elle recouvre de longues années de travail scrupuleux et la réhabilitation de toiles récentes, une laborieuse et silencieuse créativité dont la somme de tableaux au nombre de plus d'une trentaine, illustre si besoin est la profondeur magique du grand peintre qu'il n'a jamais cessé d'incarner. Hossein Tallal était adulé dans les années soixante et soixante-dix par la critique française et internationale, enfant prodige de la peinture, artiste scintillant comme son œuvre dans une scène – casablancaise ou parisienne –, représentant emblématique d'une génération qui faisait de l'art, outre la vocation irénique, une véritable profession de foi, une manière d'apostolat, il rouvre aujourd'hui pour nous ce chemin de sa redécouverte. Sur la plage du temps immémorial, sur les sables engloutis et charriés il dessine le visage de l'Homme, héros foucaldien déchu, sujet disparu aussi.

La Galerie Mémoarts nous convie à la découverte d'une fresque inédite, non pas figée mais couvrant l'immensité de ses cimaises comme une lumière noire : tableaux immenses au grand format de 162x130 cm inscrits dans la catégorie des « portraits imaginaires», toiles géantes appartenant à la série des « artistes voyageurs de la nuit » ! Ils retracent comme l'époque joyeuse et surtout inquiète de Baudelaire, avec ses personnages fanfreluchés, ses dames huppées mais en même temps drilles folichonnées, la tête en plumes, les couleurs vives jusqu'à l'usure et cette inclinaison de la bouche «gavrochienne» qu'un Victor Hugo des « Misérables » prêterait volontiers à ses personnages baroques, sociaux, communs et simplement humains.

Les portraits ici sont à Hossein Tallal ce que le trait et les visages étaient à Gustave Courbet, un art d'une implacable virtuose élevé au rang de l'obsession. Mieux , plus que le portrait de « l'Homme à la pipe » que ce dernier a croqué et que l'humanité conserve dans sa mémoire comme le chef d'œuvre du XIXème siècle , Tallal déloge de leur solitude et de l'inconnu dans lequel ils sont plongés, une pléiade d'hommes et de femmes, une galerie de portraits que l'on placerait dans cette surprenante taxinomie d'hommes ordinaires ou atypiques mais qu'un certain George Luis Borges, écrivain argentin, inspiré d'une certaine encyclopédie chinoise, a décrits subtilement sous le titre "Le comptoir céleste des connaissances bénévoles" : « les animaux se divisent en : 1)- Appartenant à l'empereur ; 2)- Embaumés ; 3)-Apprivoisés ; 4)-Cochons de lait ; 5)- Sirènes ; 6)-Fabuleux ; 7)- Chiens en liberté ; 8)-Inclus dans la présente classification ; 9)- Qui s'agitent comme des fous ; 10)- Innombrables ; 11)- Dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, Etc. ; 12)- Qui viennent de casser la cruche ; 13)- Qui de loin semblent des mouches… » .

Au premier degré, un tel tableau incommode , mais son ordonnancement est au principe d'une création. Faut-il rappeler pour d'aucuns comment Michel Foucault, celui qui guida nos pas à l'instar d'un maître et d'un gourou, avait repris de manière fort détaillée cette classification inquiétante de Borges dans l'admirable et lumineuse introduction de son livre : « Les Mots et les choses », publié en 1966 ?

Lorsque notre regard traverse, avec une impertinente vigilance qui est elle-même l'écho vivant à la rédhibitoire attirance que l'œuvre de Tallal exerce sur nous, elle nous inspire à vrai dire une inquiétude similaire. Son travail nous interpelle dans le même élan de nostalgie, comme cette « saudade do Brasil » colorée. On saisit dès lors la puissance de son imprégnation. Elle organise pour nous le carrousel de symboles croisés, elle nous plonge dans le jeu de découverte des choses visibles et invisibles, elle déroule pour nous le miroir des profondeurs abyssales. On eût dit la silhouette, hagarde d'un Rimbaud dans son périple en Ethiopie, Djibouti et le Yémen , une scène en somme hantée par des ombres hallucinées. Ce n'est pas la peinture qui imite le monde ou l'espace cosmique, c'est à la fois une immense mais réductible fresque qui déroule ses mystères.

C'est aussi la prose qui décrit des hommes et des femmes dans leur condition intrinsèque : le visage qui se mire dans un ordre qui confine au tragique et que l'écriture du peintre déploie avec finesse et transcendance. Comme le disait en son temps déjà Buffon, théoricien du naturalisme, incomparable «visagiste» au faîte de la gloire, «la nature est remplie de choses différentes et d'exception». La généalogie de l'écriture ici , cette poupée russe qui se déboîte et se dévoile pour nous à travers une trouble galerie sulpicienne de portraits, n'est-elle pas celle-là même que les critiques des années soixante ont figée et décrite en parlant des premiers travaux de Hossein Tallal ?

Raoul Saint Martial, critique d'art, scalpel à la main , n'hésitait pas à écrire le 28 mai 1967 dans l'édition du « Petit Marocain» , ancêtre du «Matin» d'aujourd'hui que «le jeune peintre a choisi pour moyen d'expression toutes les teintes de gris d'où se dégagent, comme d'un rêve, des visages marqués de crainte et d'angoisse». Cet hommage s'inscrit , en effet, dans celui que la ville de Paris avait rendu à Hossein Tallal, lorsqu'au cours de la même année 1967, la « Galerie La Roue », lui offrit ses salles et lui déroula ses combles. En 1871, René Huyghe, éminent professeur au Collège de France et à l'Ecole du Louvre de Paris , critique d'art reconnu, lui avait consacré un texte dans le monumental livre qu'il avait publié sous le titre « Les Arts dans le monde » chez Larousse.

Il y souligne l'originalité et une sobriété dans la technique articulée sur des recherches personnelles que le peintre imprime sur son style et son écriture syntagmatique. Denise Divorne, autre critique d'art écrivait prosaïquement à la même époque que « la peinture de Tallal est une peinture d'évasion aux frontières de l'art figuratif, une interprétation subjective de la réalité objective.
Le spectateur , en abordant son œuvre, doit savoir qu'il va vers la rencontre de cette vision, sinon ile ne peut la comprendre ».

L'œuvre de Hossein Tallal, comme cet oxymore , concilie les genres et les différences dans une même procession de visages au regard figé. Mais lumineux et pétillant, à la limite d'une désinvolte fourberie. C'est une œuvre qui parle d'elle-même. Furibarde, elle nous crie et nous impose son silence monacal, obsessionnelle, elle nous apaise, singulière , elle reste communautaire. La Galerie Mémoarts a donc décidé de nous ouvrir le temple d'un artiste de grande dimension, elle nous introduit à grands pas dans le « Sanctum santorium » de celui qui incarne une part significative de la peinture, dont le célèbre critique d'art français, Jean Bouret disait de lui dans « Les Lettres françaises » , « qu'il est l'un des meilleurs peintres marocains qui soient » et qui le faisait penser au grand poète maudit William Blake ! Tout chez Tallal est représentatif qui , pour autant, laisse se déployer librement et allégrement l'espace et avec lui son environnement.

Comme Manet , il manie « le sombre et la couleur », il fait jouer le regard croisé et complice du personnage de peinture et du spectateur. Son exposition, si elle signifie un retour sur la scène picturale après une longue éclipse, constitue aussi une rupture.
Copyright Groupe le Matin © 2025