L'humain au centre de l'action future

Bienvenue à Casanegra !

Nour Eddine Lakhmari est décidément courageux ! Dans son nouveau long-métrage «Casa negra», il s'attaque de front à un monstre, un sacré monstre: on nomme Casablanca.

30 Décembre 2008 À 17:06

Résultat: un conte urbain noir tendrement violent. Déjà consacré film à prix lors du Festival international du film à Dubaï et du festival national à Tanger, cet opus tant attendu a démontré qu'il en valait la peine. Une rue du centre-ville de Casablanca, deux jeunes hommes, Karim et Adil, courent à s'en couper le souffle. Ils sont poursuivis de près par des flics mais ça ne les empêche pas de s'engueuler. La couleur est déjà annoncée et on comprend aussitôt que le noir est la couleur préférée de Lakhmari. Sans ménagement, il entraîne le spectateur dans l'engrenage de la vie de ces deux chômeurs casablancais. Entre les rêveries désespérées d'Adil et le réalisme cynique de Karim, on n'en sait plus qui est le plus meurtri des deux. Rongé par son chômage chronique, Adil, campé à merveille par Omar Lotfi, ne sait quoi faire de son désarroi. Sa vie est une suite de malheureux épisodes que la rage d'un beau-père ivrogne aggrave encore plus.

Il n'en peut plus assister, impuissant, aux passages à tabac quotidiens de sa mère. Il essaie de noyer son humiliation profonde dans un espoir fou incarné par une carte postale de la ville de Malmo en Suède. L'argent, la dignité, le bonheur, les belles filles… la vie n'aura de sens qu'une fois arrivé là-bas.
Seul bémol et de taille: l'argent… tout au long du film c'est le leitmotiv principal qui va motiver ses actions et celles de son ami qui n'est pas mieux loti. Costume et cravate noirs, chemise blanche, cigarette éternelle au bec, Karim en James Dean made in Casablanca mène son petit monde à la baguette. Si la vie ne lui sourit point, il force son destin à coup de coups de poing bien convaincants.
Anas El Baz crève l'écran dans la peau de ce jeune paumé et révolté qui vivote en «gérant» son petit commerce de cigarettes en détail. Entre deux poursuites, un saut chez son père malade, il trouve le temps d'aller voir sa bien aimée dans sa boutique d'antiquaire.

Deux mondes, deux êtres que rien ne lie à part l'émerveillement de Karim et son amour réduit en silence. Sous la carapace dure, l'être humain attendri pointe du nez en marquant un semblant de revanche sur le désespoir. En bon manieur, Lakhmari a su donner une âme à ses deux héros. Épaisseur psychologique à l'appui, ces personnages compliqués à volonté ne laissent pas indifférent.
Le jeu des deux révélations de Casanegra, Omar Lotfi et Anas El Baz, est captivant. Dès la première scène, le spectateur est séduit. Juste, bien dosé, ce qu'il faut d'émotion et de contradiction et le tour est joué. Karim et Adil prennent vie pour livrer leur combat de survie dans une ville ogresse et impitoyable.
Dans cette belle prestation, les jeunes acteurs sont bien épaulés par un Mohamed Benbrahim pour le moins impressionnant. En Zrirek, un "prêteur en série" armé d'une perceuse, l'acteur a prouvé qu'il est un redoutable ténor. Oublié le sympathique comique, Lakhmari nous dévoile un acteur capable de tout. Savant mariage entre un humour sarcastique et une cruauté violente, Zrirek ne pouvait pas rêver meilleur acteur pour porter son costume ou plutôt son survêtement de rajaoui invétéré.

Car le réalisateur n'a rien oublié dans ce conte urbain purement casablancais: le chômage, la violence, la pauvreté, la nuit, la drogue, l'amour, la haine, le désespoir, l'architecture, l'art déco, l'homosexualité … et le football ! Sans surcharger son intrigue, Lakhmari a parsemé son film de balises menant à l'identité culturelle de la métropole. Si on lui reproche sa vision trop noire de «Casanegra» et de sa faune, on ne peut toutefois lui nier cet «amour vache» qu'il lui voue. D'ailleurs il met sa déclaration d'amour dans la bouche de son personnage Karim : «Je parie qu'elle va te manquer beaucoup Casa.. . N'est-ce pas Adil ?». Les lamentations de ce dernier en cachent sa passion et son amour inconditionnel pour sa ville splendide même dans sa laideur.
D'ailleurs la caméra de Lakhmari en témoigne d'une façon si poétique. Il reste fidèle à sa «réputation» de manieur d'images et nous livre de beaux plans pleins d'émotion depuis le générique et jusqu'à la fin. Il arrive avec sa façon de «magicien» à sublimer personnages et ville dans leur détresse.

La saleté, le laisser-aller, la beauté, la douleur, la frustration et l'espoir… tout passe par l'image. La parole n'est que moyen de dire la réalité d'une autre façon.
Et quand on dit d'une autre façon, on le pense vraiment ! Car Lakhmari s'est bien lâché dans le dialogue en s'émancipant de l'autocensure qui bloque ses compères du cinéma national. Crues, dures, vraies et sans compassion, les répliques des personnages disent la violence de leur vécu sombre. Lakhmari pousse le réalisme de son film jusqu'au bout. Et c'est tant mieux pour un spectateur qui n'arrive toujours pas à se reconnaître dans des films trop «idéalisateurs» au langage mutilé. A découvrir absolument !
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Clins d'œil

Nour Eddine Lakhmari, le cinéphile, s'est bien régalé dans «Casanegra»! Son oeuvre est parsemée de petits clins d'œil rappelant de beaux films ayant marqué le cinéma international. Des prises rapprochées aux vues d'ensembles en passant par les gros plans, le film rappelle, d'une façon nostalgique, des situations déjà vues dans de grandes productions telle «Titanic». Le personnage Zrirek donne l'impression de ''sortir directement de l'un des films mafieux américains''. Son arme fatale est un clin d'œil qui renvoie au film d'horreur «Meurtres à la tronçonneuse». Le malfrat «Dynamo» et son ami, affublés de masques et costumes grotesques, évoquent les personnages torturés de Tim Burton. Quant au plan de Karim et d'Adil, roulant en motos en plein cœur de Casablanca, gros sourires aux lèvres, il renvoie à Roberto Bennini sur sa bicyclette dans «La vie est belle». N. E. Lakhmari nous propose là une sacrée balade cinématographique.
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