L'humain au centre de l'action future

Une passion appelée le Maroc

A quatre-vingt huit ans, Edmonde Charles-Roux, présidente de l'Académie Goncourt, Prix Goncourt en 1966, auteur de plusieurs livres, reste une battante.

04 Février 2008 À 17:27

Invitée par Driss Benhima, président de Royal Air Maroc pour deux jours au Royaume dans le cadre des activités culturelles de la compagnie, elle a littéralement séduit son public, plutôt ses publics différents rencontrés. La conférence qu'elle a animée au siège de la RAM vendredi sur le thème : «Le Maroc au cœur d'une famille française» a constitué un moment de bonheur et d'émotion, le retour sur un destin singulier, le parcours d'une femme qui traverse deux siècles sans jamais se départir de sa sincérité ni de son parler-vrai.

Une femme comme il en existe rarement, issue de la grande bourgeoisie française, d'une tradition provinciale et provençale, personnage littéraire avant d'être littératrice elle-même, héroïne d'une époque qui inspire constamment la nostalgie feutrée et colorée, grande dame tout simplement. Emaillant son propos de vérités graves, d'anecdotes et de témoignages directs, Edmonde Charles-Roux a raconté sa vie devant une assemblée avide et attentive.

De sa naissance «par un simple hasard» en 1920 à Neuilly, de son enfance lisse, cahotée et tendre, de sa jeunesse au sein d'une famille nombreuse, de son retour à Marseille après avoir longuement séjourné - carrière diplomatique du père François Charles-Roux oblige - à Budapest, Prague, Rome et ailleurs, elle parle non sans l'émotion profonde qui accompagne une telle évocation, mais avec une simplicité qui tient lieu d'humilité. Les grands personnages, pascaliens, sont ceux qui s'abaissent quand d'autres, atteints de grandeur, cherchent à s'élever au-dessus des autres. Edmonde Charles-Roux a grandi dans les sphères élevées par nature, mais elle n'a jamais perdu le sens de la réalité et de la terre méridionale. L'éducation qu'elle a reçue, mélange de rigueur et de libéralisme, a fait d'elle non pas la «jeune fille rangée» mais la «rebelle» aux injustices, aux exclusions, la femme sensible aux malheurs de l'humanité.

A une époque où l'apogée coloniale, celle des années vingt et trente, marquée par l'Exposition de Paris en 1930, imposait un regard unilatéral sur les choses de la vie, elle était imprégnée déjà du Maroc. Elle rappellera avec humour et ironie que l'un de ses arrière-grands-pères, personnage laborieux du XVIIe siècle, un Charles-Roux connu comme vendeur de fruits secs, était dénommé par le quolibet de «Roux dit le Marocain» ! Signe d'un destin déjà tracé avant que l'histoire, trois siècles plus tard, ne décide de renforcer le trait.

Comme elle le dit à sa manière, «le Maroc montrait son bout de nez dans nos vies». Nous sommes au lendemain du Traité de paix de Versailles de 1918 qui a mis l'Allemagne à genoux. Quelques années plus tard, un certain Louis Hubert Gonzalve Lyautey, colonel de son état, qui après ses «conquêtes» en Algérie, commençait à s'ennuyer sur son esquif. Il s'apprêtait à quitter les forces armées, à intégrer la vie civile et reluquait à gauche et à droite un emploi. Autre signe du destin : c'est aussi un Charles-Roux, Jules en l'occurrence, président de la Société marseillaise de crédit, qui intervient auprès de Charles Jonnart, parlementaire, élu, puissant homme d'affaires, membre du Conseil de la Compagnie de Suez et surtout inamovible gouverneur général pendant dix ans de l'Algérie pour lui recommander Hubert Lyautey.

En 1907, celui-ci arriva du côté de Figuig et remonta jusqu'à Oujda où il fut nommé haut-commissaire pour la zone occupée de l'Oriental. Il fut le signataire à Fès du Traité de protectorat en mars 1912. Ce Lyautey là, Edmonde Charles-Roux l'a connu enfant, elle en est restée d'autant plus marquée que, accompagnée de ses frères et sœurs, elle se rendra rue Bonaparte au Quartier Latin rendre visite au maréchal qui ne cessera de leur dire plus tard, à chaque fois, que le Maroc est dans son cœur.

La future Prix Goncourt aura eu même l'idée heureuse de rappeler la phrase «ce n'est pas assez beau pour le Maroc», invoquée tour à tour en famille, tirée du répertoire d'un Lyautey qui ne se résoudra jamais à être quelqu'un d'autre ou autre chose que Marocain. «J'ai réussi au Maroc, avait écrit Lyautey, parce que je suis monarchiste et que je m'y suis trouvé en pays monarchique. Il y avait le Sultan, dont je n'ai jamais cessé de respecter et de soutenir l'autorité…J'étais religieux et le Maroc est un pays religieux… ». C'est aussi l'époque, peu glorieuse d'un autre point de vue, où l'écrivaine Isabelle Eberhardt , d'origine russe, née à Genève et convertie à l'Islam, fascina le même Lyautey qui , après la mort tragique en Algérie de la jeune femme, récupéra de justesse ses notes et manuscrits.

Entre 1932 et 1940, le père d'Edmonde, François Charles-Roux est nommé en poste au Vatican. Elle a douze ans, mais mène une vie de jeune fille qui découvre une Europe méridionale en pleine ébullition. Elle fait ses études au Lycée Chateaubriand de Rome. Quand la France est occupée en 1940 par les nazis, elle a vingt ans et déjà une idée des désastres qu'un pays comme la France peur endurer. «On liquide, dit-elle, Alexis Léger en 1940» (qui eut pour pseudonyme littéraire connu Saint-John Perse) pour signifier qu'il fut obligé de s'exiler aux Etats-Unis. François Charles-Roux devient alors secrétaire général au Quai d'Orsay. Et c'est le retour en France pour Edmonde.

Elle devient ambulancière, infirmière exactement à Verdun, elle est ensuite décorée de la Croix de guerre et citée à l'Ordre du corps d'armée, nommée aussi par le général de Lattre de Tassigny assistante sociale, divisionnaire de la 5e division blindée. Le même haut officier des armées françaises insiste pour l'emmener en Indochine, mais refuse poliment : «Les étrangers, vous les comprenez mieux que personne…», lui lance-t-il.

Elle embrasse la carrière de journaliste, chargée de «chiens écrasés» notamment dans le magazine «Elle» que Hélène Lazaref, épouse du patron de France Soir, avait créé après un séjour de cinq ans aux Etats-Unis. Elle le quittera deux ans après pour prendre en charge la revue «Vogue», fondée par des Américains, où elle travaillera seize ans durant, aux côtés de Colette, Simone de Beauvoir et proche d'André Breton dont les conseils, notamment la phrase «le train ne passe jamais deux fois», restent précieux.

Le Prix Goncourt en 1966 change sa vie, parce qu'au moment où les éditeurs américains décident de l'évincer de «Vogue», elle avait déjà un livre dans ses tiroirs, véritable réquisitoire des nouvelles méthodes et des pressions exercées sur le journalisme. Elle est la 5e femme à obtenir le Prix Goncourt avec son livre culte «Oublier Palerme». Elle enchaîne ensuite coup sur coup, publiant «Elle, Adrienne» en 1971, «L'Irrégulière ou mon itinéraire Chanel» en 1974, «Stèle pour un bâtard» en 1980, «Une enfance sicilienne» en 1981. A cette date, marquée par une vie de passion ave Gaston Deferre, parlementaire et maire de la Cité phocéenne, personnage immense et tendre, elle entame une longue recherche, une sorte de quête d'elle-même sur Isabelle Eberhardt qui la conduira en Russie, à Genève et en Algérie. En 1989, sort le premier tome d'une monumentale biographie : «Un désir d'Orient», il sera suivi en 1995 du tome II, «Nomade j'étai ». D'Isabelle, avec laquelle elle a su nouer un rapport plus qu'intime, elle dit simplement : «Elle était une réfractaire». Morte comme elle fut née, incomprise, solitaire et idéaliste, emportée par un torrent de boue à 27 ans, lors des inondations de Aïn Sefra en 1904.

Quand en 2003, en hommage posthume à son mari Gaston Deferre, elle publie «L'Homme de Marseille», c'est dans la même lignée des évocations de personnages qu'elle affectionne. Le ministre de l'Intérieur et de la Décentralisation de François Mitterrand, celui qui refusa de se présenter aux élections présidentielles au prétexte qu'il ne voulait délaisser ses régates préférées, meurt avec élégance et dignité au soir du 5 mai 1986 en rentrant chez lui. Il avait 76 ans. Elle en a parlé avec émotion, raconté simplement non sans nostalgie déchirée, les rapports que son mari avait noués avec un vieux travailleur marocain de Marseille, pauvre mais digne, ne parlant que des bribes. Les deux hommes avaient engagé un dialogue qui eût pu être celui que Malraux avait si bien écrit et décrit dans «La Tentation de l'Occident», échange et dialogue entre deux civilisations, entre l'Orient et l'Occident, que la ville de Marseille et, surtout, le maire de la ville incarnaient à l'envi.

Le débat, animé par Antoine Boussin, directeur de Grasset, qui a réuni Edmonde Charles-Roux au siège de Royal Air Maroc constitue une belle initiative dans le sens d'une continuité à un moment où la Méditerranée s'invite à nos cœurs et à notre réflexion. Comme l'a souligné Driss Benhima, «la conférence, Mme Edmonde Charles-Roux a voulu la placer sous le signe des marques d'amitié et d'affection qu'elle a pour le Maroc». Et de poursuivre : «La France et le Maroc sont deux pays méditerranéens, avec des relations exemplaires, exceptionnelles, fortes d'un long passé commun». Edmonde Charles-Roux incarne cette dimension, elle la revendique et quand elle évoque son attachement au Maroc, elle ne sacrifie pas à l'emphase. Son admiration pour Mohammed V, pour feu Hassan II et S.M. le Roi Mohammed VI et la Famille Royale constitue un de ses traits de caractère inaltérés.
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