Spécial Marche verte

Hommage posthume à Georges Lapassade

L'ami d'Essaouira (Maroc) depuis toujours nous a quitté le mercredi 30 juillet 2008. Il est décédé dans une clinique parisienne puis a été inhumé dans le caveau familial d'Arbus.

08 Août 2008 À 15:40

Retour aux sources: « Je suis parti d'Arbus et j'ai commencé à écrire pour exister », écrivait-il dans son Autobiographie. Toute sa vie fut consacrée à l'écriture. Quiconque a rencontré Georges a fait quelque chose de sa vie. En tant que pédagogue-né, Georges Lapassade a, en effet, formé beaucoup de gens à l'écriture, aussi bien au Maroc, en France, qu'en Italie où il travaillait avec un groupe de recherche sur la tarentule. Professeur émérite, Georges Lapassade dirigeait le département des sciences de l'éducation à Paris 8, et enseignait à Paris 7 l'ethnométhodologie, un courant novateur et d'avant-garde né outre-Atlantique qu'il fit connaître en France par de nombreuses publications en particulier L'Ethnosociologie, ouvrage parut en 1991.

Ce Rabelais des temps modernes, ce pédagogue non-conformiste avait contribué par des recherches fondamentales aux problématiques de l'éducation, remettant en cause la relation de pouvoir entre enseignant/enseigné, le mode même de transmission du savoir, mettant à nu la crise de l'institution scolaire et universitaire dans ses nombreux travaux : depuis la publication de son brillant article sur l'Emile de J. J. Rousseau parut dans la revue Métaphysique en 1952, en passant par la publication de L'entrée dans la vie en 1963, jusqu'aux publications de référence que sont successivement : le Procès de l'université, parut juste après les évènements de 1968, mais aussi L'autogestion pédagogique, Guerre et paix dans la classe, Microsociologie de la vie scolaire, et Regards sur la dissociation adolescente, paru en l'an 2000.

Il est aussi considéré comme le père fondateur de l'analyse institutionnelle où ses travaux font autorité, citons : Groupes, organisations, institutions, 1966 ; L'analyseur et l'analyste, 1971, et Socianalyse et potentiel humain, 1975.
Mais Georges Lapassade est surtout connu pour ses travaux sur la transe et les états modifiés de conscience : La bio-énergie, 1974, l'Essai sur la transe, 1976, Le corps interdit, 1977, Les états modifiés de conscience, 1987, La Transe, 1990, Les rites de possession, 1997, et La découverte de la dissociation, 1998. Ayant longtemps séjourné au Maroc, en particulier à Essaouira, où il venait pratiquement chaque été de 1967 à 1996, il consacra de nombreux travaux aux Gnaoua marocains dont Derdeba : la nuit des Gnaoua, 1998, et aux Hamadcha et Aïssaouia, ces Gens de l'ombre, 1982. Il publia également D'un marabout, l'autre, 2000, sur le pèlerinage circulaire des Regraga, ainsi qu'un recueil d'articles, Regards sur Essaouira, qu'ils consacra à la ville lors de ses séjours estivaux depuis l'époque hippie jusqu'à son départ définitif en 1996.

Depuis 1969, Georges Lapassade a séjourné à peu près régulièrement à Essaouira, chaque été : « J'arrive à Essaouira dans les premiers jours de juillet. Au début, je trouve que l'odeur de sardine est trop forte, presque insupportable. Je feuillette quelques manuscrits, j'en apporte toujours avec moi quand je prépare un nouveau livre. Je les transporte dans mes sacs de toile et dans le grand cabas de ménagère que j'ai acheté l'été dernier au marché de Lisbonne chez un marchand de couleurs dans le quartier Belem-Blem-Blum. C'était à Belem. Je chantais toujours Belem-Blem-Blum en souvenir de la macumba. Le coq a chanté, il était minuit à Belem-Blem-Blum.» Et à Essaouira, il s'intéressait beaucoup aux fêtes religieuses, celle des Gnaoua au mois lunaire de Chaâbane, celles qui célèbrent la nativité du Prophète, mais aussi aux fêtes saisonnières en particulier le pèlerinage circulaire des Regraga. J'avais déjà lu son brillant article sur l'Emile de Jean Jacques Rousseau qu'il avait publié dans la revue Métaphysique en 1952, aux côtés de Bertrand Russel, mais je le voyais de loin enquêter à Essaouira sur les Gnaoua. J'enseignais alors au Lycée Akenssous de la ville.

Un jour, au tout début des années 1980, le proviseur du lycée m'invita à une réunion prévue vers 16 heures à la Chambre du commerce, entre Georges Lapassade, et les connaisseurs du Malhoun de la ville. La réunion était provoquée par Georges qui enquêtait alors sur Ben Sghir, le chantre du malhoun souiri. A l'origine de cette enquête, un article où Hachmaoui et Lakhdar résumaient la qasida de Lafjar (l'aube) de Ben Sghir sans donner le texte.
Lors de ses séjours à Essaouira, Georges aimait souvent se rendre à ce borj el baroud lieu de ralliement du mouvement hippie dans le sillage duquel il avait découvert pour la première fois Essaouira en 1968 avec le Living Théâtre.
« 19 h 30. La sirène du ramadan a hurlé, ce soir pour la première fois. Il fait presque nuit. Tristesse maintenant sur la ville déserte. Je retrouve l'angoisse de l'année dernière. Les lumières de la rue s'allument lentement....Le soleil s'est levé tard ce matin. Il faisait froid, un petit vent mauvais courait sur la plage, au ras du sable, jusqu'aux grandes dunes qui entourent, là-bas, le borj el baroud.

Il m'a semblé tout à l'heure que j'allais enfin me décider à écrire le récit chronologique de mon enfance, puis de ma jeunesse, jusqu'à mon départ définitif d'Arbus et mon installation à Paris. J'ai cru que j'avais retrouver le courage nécessaire pour me lever à des heures fixes et travailler. J'étais convaincu que ce moment tant attendu était enfin arrivé, après une longue attente. La chaleur de l'été est enfin revenue. J'ai retrouvé ma chambre d'autrefois inondée de soleil tout le jour. Je peux contempler le mouvement incessant des bateaux dans la baie, et dans le port. Hier j'avais décidé d'écrire le récit de mon enfance. Mais je ne trouve que des bribes de souvenirs. Je ne sais comment les souvenirs arrivent à ce moment-là, ni pourquoi tel souvenir plutôt que tel autre...La journée sera chaude comme hier, j'irai à la plage, je marcherai jusqu'au borj el baroud, j'irai m'étendre dans les dunes. Je reprends goût à la vie. Je n'ai plus envie de travailler, je dois faire un assez grand effort pour écrire seulement quelques lignes chaque jour. »

L'un des enseignements fondamentaux que j'ai reçus de Georges Lapassade, en menant ensemble notre enquête sur La parole d'Essaouira au début des années 1980, c'est non seulement l'obligation de tenir une sorte de compte-rendu sur les apprentissages de chaque jour, mais surtout la vertu pédagogique du compte-rendu : au retour de mon pèlerinage chez les Regraga, il venait chaque soir m'écouter ; en lui racontant ce qui s'est passé, je me rendais compte que mon subconscient avait enregistré des faits pertinents à mon insu. Mais sans son écoute attentive, je n'aurais certainement pas produit telle ou telle idée intéressante, comme faire le lien avec la « théorie du don » de Mauss, « l'éternel retour » de Nietzsche, ou « l'observation participante » de Malinowski : on produit autant par soi-même que par l'écoute amicale de l'autre. Comme me le disait si bien mon ami Georges Lapassade : dans ton cerveau et dans le mien, il n'y a que de l'eau ; la véritable étincelle jaillit dans l'interaction entre les deux cerveaux. C'est du dialogue que naît la lumière…J'ai peur qu'avec sa mort ne soit enterrée La Parole d'Essaouira, qu'il avait su avec talent sortir des limbes de l'oubli.
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Œuvres littéraires du défunt

Recherches institutionnelles
Groupes, organisations, institutions, Gauthier-Villars, Paris, 1966
L'autogestion pédagogique, Gauthier-Villars, Paris, 1971.
L'analyseur et l'analyste, Gauthier-Villars, Paris, 1971.
Socianalyse et potentiel humain, Gauthier-Villars, Pars, 1975.
Essais
L'entrée dans la vie, Editions de Minuit, Paris 1963.
Procès de l'université, Pierre Belfond, Paris, 1969.
Clefs pour la sociologie,(en collaboration avec René Lourau), Seghers, Paris 1971.
Le livre-fou, L'épi, Paris, 1971.
La bio-énergie, Editions universitaires, Paris, 1974.
Essai sur la transe, Editions universitaires, Paris, 1976.
Le corps interdit (en collaboration avec René Schérer), E.S.F., Paris, 1977.
Gens de l'ombre, Anthropos, Paris, 1982.
Les états modifiés de conscience, P.U.F., Paris, 1987.
La Transe, P.U.F., 1990.
Le Rap ou la fureur de dire, Loris Talmart, Paris, 1990.
L'Ethnosociologie, Méridiens-Klincksieck, Paris, 1991.
Guerre et paix dans la classe, Armand Colin, Paris, 1993.
Les microsociologies, Anthropos, Paris, 1996.
Les rites de possession, Anthropos, Paris, 1997.
Microsociologie de la vie scolaire, Anthropos, Paris, 1998.
La découverte de la dissociation, Loris Talmart, Paris, 1998.
Derdeba : la nuit des Gnaoua, Traces du présent, Marrakech, 1998.
Regards sur la dissociation adolescente, Anthropos, Paris, 2000.
Regards sur Essaouira, Traces du présent, Marrakech, 2000.
Récits
Le Bordel Andalou, l'Herne, Paris, 1971.
L'arpenteur, L'épi, Paris, 1971.
Les chevaux du diable, Editions universitaires, Paris, 1974.
Joyeux tropiques, Stocks, Paris, 1978.
L'autobiographe, Duculot, Paris, 1978, réédité en 1997 chez Ivan Davy éditeur.
L'université en transe, (avec Rémi Hess), Syros, Paris, 1987.
D'un marabout, l'autre,
éditions Atlantica, à Biarritz, 2000.

*Écrivain marocain - ethnologue - élève et ami de Georges Lapassade
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