Spécial Marche verte

Mohamed El Ayadi, historien et sociologue

Des penseurs ont effectué une enquête :« Quels musulmans sommes-nous ? ». Mohamed El Ayadi, en commente les résultats.

Mohamed El Ayadi

01 Janvier 2008 À 15:30

Le Matin : L'enquête a révélé des réalités surprenantes sur les convictions religieuses des Marocains. Quelle conclusion tirez-vous de ces résultats ?

MOHAMED EL AYADI :
La surprise vient du décalage qui peut y avoir entre les données du terrain et des représentations d'ordre politique ou idéologique non fondées sur les données de la réalité. On a beaucoup parlé et écrit sur l'Islam durant les trois dernières décennies, mais tous ces écrits focalisaient sur l'intégrisme, le fondamentalisme, l'islamisme ou l'islam politique en général, mais jamais sur l'Islam «quotidien», celui des croyances et des pratiques du citoyen «ordinaire». Notre étude est une étude socio-anthropologique de cet Islam là. Elle montre que les Marocains sont des croyants pratiquants qui ne sont ni des fondamentalistes ni des intégristes et qui vivent leur religiosité de façon individuelle et rationnelle dans une société largement sécularisée. L'étude montre aussi qu'il y a un redéploiement du religieux et une revivification de la pratique rituelle mais pas un «retour du religieux», puisque la religion n'a jamais été absente de la société marocaine.

Les résultats de l'enquête font état d'une sorte de schizophrénie de la part des sondés qui se comportent, en société, d'une certaine manière, mais qui pensent d'une autre. Qu'est-ce que cela prouve ?

Le concept de schizophrénie est un concept psychiatrique qui désigne un état pathologique, une psychose caractérisée par une désagrégation de la personnalité, une perte de contact avec la réalité et un repli sur soi. Ce concept n'est pas approprié pour désigner le décalage que révèle l'enquête entre les normes et les pratiques. Cet écart est normal.
Il existe, à des degrés variables, dans toutes les sociétés et pour tous les peuples. Il n'est pas anormal sur le plan sociologique (et non pas sur le plan moral) par exemple de se dire antiraciste et de développer des comportements ou des paroles racistes, de se déclarer musulman et de ne pas prier, d'être pour la polygamie et de ne pas être polygame. Quand une norme est dominante dans une société et quand la norme opposée n'est pas présente ou n'est pas portée par un discours, une institution, une force ou une doctrine, la norme dominante est logiquement revendiquée par la majorité des gens, même si sur le plan pratique, les comportements peuvent être différents pour certaines personnes. Ceci dit, nous constatons que le consensus est plus fort au niveau des croyances plutôt qu'au niveau des pratiques rituelles.

Les Marocains seraient-ils moins tolérants vis-à-vis de leurs compatriotes et des autres religions ?

Les croyances religieuses ont certes un effet notable dans ce domaine. Mais la tolérance varie suivant les domaines et les sujets. On est par exemple plus tolérant vis-à-vis du musulman qui ne prie pas et moins tolérant à l'égard du musulman qui ne jeûne pas le mois de ramadan. Cette inégale tolérance se remarque également à propos de l'acceptation ou non de l'ouverture des cafés et des restaurants devant ceux qui n'observent pas le rite pendant les journées du mois de ramadan… Bref, la tolérance comme système de valeurs et d'attitudes ne peut être considéré comme un système cohérent. L'étude montre que les attitudes de tolérance ou d'intolérance sont variables selon les domaines et les sujets. On est moins tolérant quand il s'agit de dogme et plus tolérant au niveau des relations sociales ou mondaines.

Selon l'étude, les Marocains perçoivent la religion dans son sens spirituel et mystique plus que dans celui institutionnel. Comment expliquez-vous cela?

La question du rapport entre la politique et la religion a fait l'objet de plusieurs questions dans l'enquête. Le fait marquant à ce sujet est le taux très élevé des réponses « ne sait pas » et «indifférent». A la question : «A votre avis, la religion doit-elle guider la vie personnelle seulement ou la vie politique aussi ? 44,8% des enquêtés répondent «ne sait pas». A la proposition : «D'aucuns croient que si la religion est mêlée à la politique, elle devient dangereuse», 48,8% des enquêtés répondent par «ne sait pas »….Le taux de «ne sais pas» et d' «indifférent» est d'ailleurs toujours très élevé quand il s'agit de questions controversées ou faisant l'objet d'un enjeu ou à propos de questions théoriques demandant une culture savante ou un savoir politique. Il y a donc là un potentiel d'opinion publique «endormi» qui peut basculer dans un sens ou dans un autre.

Les questions concernant la femme montrent que c'est la femme, elle-même, qui préfère se confiner dans un modèle rétrograde. Pourquoi ce choix à votre avis ?

Indépendamment des jugements de valeurs que peuvent avoir les uns et les autres à ce propos, il faut comprendre qu'à ce sujet les femmes comme les hommes, et parfois les femmes plus que les hommes, sont plus attachées aux valeurs religieuses dominantes. Il faut noter que si 84% approuvent le port du hijab, seules 39% de femmes le portent effectivement.
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44% pour la polygamie

Selon El Ayadi, 44,4% sont pour la polygamie car le discours religieux dominant la légitime et la loi ne l'interdit pas, même si elle la rend difficile. Et de se demander pourquoi ne pas penser que 55,6% sont contre et qu'il n'y a qu'une infime minorité qui est effectivement polygame alors qu'aucune théologie ne vient appuyer la prohibition de la polygamie même si d'éminents théologiens comme Allal Al-Fassi l'avaient fait dans le passé. «Notons que si 44,4% de la population est favorable à la polygamie, cette proportion est seulement de 36,9% chez les 18-24 ans contre 60% chez les 60 ans et plus. L'opinion favorable à la polygamie se trouve également plus confirmée chez les catégories scolarisées de la population que chez les non scolarisées : 38,1% de scolarisés contre 32,9% de non scolarisés chez les 18-24 ans, 70,3% de scolarisés contre 56,5% de non scolarisés chez les 60 ans et plus. Il n'y a là aucun paradoxe et pour s'en convaincre, il suffit de relire le discours scolaire, notamment le discours religieux sur la question pour s'en convaincre».
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