Fête du Trône 2006

«De Bouya Omar au peintre Mohamed Kacimi»

«Trois pays représentent les pionniers de la psychanalyse dans le monde arabe et islamique : l'Egypte, le Liban et le Maroc». Pourquoi la société marocaine a-t-elle pu accueillir la psychanalyse ? Ecoutons Jalil Bennani, psychiatre et psychanalyste, qui est à l'initiative de la création de plusieurs associations et qui a fondé, en janvier 2008, le "Séminaire psychanalytique" pour la transmission de la psychanalyse au Maroc et pour poursuivre ses recherches sur l'histoire de la psychanalyse.

Jalil Bennani

19 Novembre 2008 À 10:01

Il est l'auteur de plusieurs ouvrages et le récipiendaire, en 2002, du Prix Sigmund Freud de la ville de Vienne pour l'ensemble de son œuvres : « La reconnaissance institutionnelle de la psychanalyse qui pose le problème de la liberté de parole a profité de l'ouverture démocratique .On a assisté dit il à un élargissement des champs des libertés individuelles, à une tolérance de la société qui consent à s'ouvrir et à laisser exister une pluralité de discours.

Ces changements accompagnent une émergence de ‘l'individu dans le lien social, une remise en cause des repères traditionnels et des tabous anciens .Les femmes très présentes dans la lutte pour les changements ont contribué à l'avancée de la psychanalyse. C'est ainsi qu'en 2006, les psychanalystes arabes se sont réunis au Maroc.» Pour l'auteur d'une remarquable introduction à la psychanalyse au Maghreb «Psychanalyse en terre d'Islam», quelque chose est attendu du Maroc au delà du lien avec l'occident , au niveau de l'ouverture qu'il a avec le monde arabe». Jalil Bennani qui donne une série de conférences aujourd'hui à la Villa des Arts à Casablanca et demain à l'Institut français de Rabat considère qu'il faut aller plus loin :il y a un travail à faire au niveau des institutions psychiatriques qui se sont inscrites dans le mouvement mondial de la science .A l'hôpital , à l'université mais aussi dans le champ culturel ,il faudrait aller plus loin dit il dans l'enseignement de cette discipline pour consolider l'existant .

Dans le champ culturel précisément , la bibliothèque national va bientôt abriter une exposition et une journée réalisée conjointement et du vivant de Mohamed Kacimi artiste peintre poète et militant des droits de l'homme et des droits des jeunes en souffrance. Ce travail de recherche entre un peintre et un psychanalyste vient de faire l'objet d'un ouvrage traces et paroles» des adolescents , un peintre et un psychanalyste qui a théorisé l'expérience .

Le vœu du peintre était de publier ce travail et de dupliquer l'expérience de ces enfants en mutation dans leurs corps et leurs raisons ,souvent blessés ,qui par le biais de la peinture ont exprimé leur souffrance. Des dessins et des tableaux extrêmement expressifs seront présentés à l'occasion au public .Un hommage attendu sera rendu à Kacimi par les nombreux amis du peintre. Nous sommes loin des atrocités qui se passent à quelques kilomètres de la capitale à Bouya Omar qui a fait l'objet d'un documentaire de la télévision qui a bouleversé l'opinion publique et sur lequel s'exprime avec beaucoup de recul le psychanalyste Jalil Bennani
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Interview • Jalil Bennani, psychiatre et psychanalyste

LEMATIN : Le documentaire de Bouya Omar diffusé par la première chaîne a profondément ému et bouleversé l'opinion publique. Quel est votre ressenti en tant que psychanalyste ?

JALIL BENNANI :
Au départ les marabouts constituaient un espace social total. C'est un lieu de visite, de pèlerinage, de détente propice disait on à la guérison et qui avait connu ses heures de gloire pourrait on dire à un moment où les apports de la psychiatrie en tant que science étaient inexistants. Il fallait trouver des moyens de contenir les maladies mentales. Selon certaines traditions, les malades étaient enchaînés parce que l'on croyait que l'on enchaînait le démon qui les possédait. On battait également des malades parce qu'il fallait disait-on sortir des forces occultes du corps. Ce sont des pratiques qui n'ont rien à voir avec la religion, qui remontent à la nuit des temps et qui relèvent de la magie. Ces pratiques violentes on les retrouve ici et là à Marrakech, où il arrive que l'on frappe sept fois par jour la tête contre une colonne de la cour intérieure dite cour de l‘intelligence ou à Sidi Yahia où les agités sont plongés brutalement dans les bassins du sanctuaire en pensant que l'on jette en même temps le diable qui possède le corps. Les premiers psychiatres français qui visitaient les maristanes, c'est à dire les premiers asiles que l'on trouvait à Sidi Frej et à Sidi Benachir, étaient frappés par l'aspect carcéral qui ne signifiait pas une répression du malade mais du démon qui l'habitait. Aujourd'hui les choses ont changé avec l'apport de la science et des méthodes actuelles de traitement et les images de Bouya Omar nous paraissent par leur violence d'un autre temps.

Mais les traditions restent ancrées et très fortes dans la mémoire populaire et pas seulement au Maroc. En Espagne ou même en France, des prêtres guérisseurs traitent les malades en tentant des pratiques d'exorcisme et comme vous l'avez dit pour expurger le démon ?

C'est là où l'on voit que la science avec tous ses apports n'épuise pas tout le psychisme de l'homme. Et même si la science veut rompre avec les pratiques irrationnelles, celles-ci reviennent. Reste que la tradition n'est pas une pratique figée, c'est une mémoire, c'est une culture, un fonds symbolique auquel les individus se référent. Un psychanalyste ne peut pas tout rejeter de la tradition. Mais cette tradition n'a jamais dit qu'il fallait enchaîner ou traiter de la sorte les malades. La tradition au contraire incitait à l'accompagnement du groupe, de la famille qui parfois séjournait avec le malade, l'entourait de son affection. Aujourd'hui celui-ci est séquestré et enchaîné. Je ne parle pas de l'exploitation économique de la maladie mentale qui est faite à Bouya Omar ou ailleurs. Tout ceci doit être dénoncé.

Les colonisateurs ont voulu quant à eux introduire une rupture dans le champ de la croyance magique. Comment ont-ils procédé ?

Il y avait plusieurs approches, il y avait l'approche de l'administrateur, de l'explorateur, de l'ethnologue et du scientifique qui ont voulu effectivement apporté une rupture dans les pratiques magiques pour imposer leur mission civilisatrice. C'est une rupture épistémologique dans la mesure où les souffrances sont rapportées au niveau de l'individu et non au niveau de forces occultes. En classifiant l'individu, la méconnaissance culturelle était flagrante teintée de clichés et de préjugés. Ils étaient à la fois porteurs de la science mais aussi d'une idéologie coloniale. La caricature était on ne peut plus flagrante en Algérie notamment où les colonisateurs ont figé l'individu dans des catégories de violents, d'agressifs. Les études de nosologie comparée en portent l'empreinte mettant en avant l'esprit de fatalisme, de violence d'impulsivité voire d'infériorité de la race que l'on retrouve dans l'Ecole d'Alger.

D'où les écrits du psychiatre Frantz Fanon auteur des «Damnés de la terre» qui firent sensation ?

Oui. Frantz Fanon en tant que psychiatre donne une prévalence au coté politique et analyse la violence, l'impulsivité ou l'agressivité qui devaient être mises en premier lieu sur le compte de la violence du colonisateur. Tout cela s'articule dans une histoire des idées. Cela a débuté vers 1830 quant Moreau de Tours a parlé à sa manière d'un choc de civilisations mais avait souligné le fait que l'Islam préserve des maladies mentales. Il est l'auteur d'une étude « recherche sur les aliénés d'orient» et «Du haschisch et de l'aliénation mentale». Plus tard, les premiers psychiatres Doutté, Laoust, Westermarck, Dermenghem ce dernier connu pour son ouvrage «Le culte des saints dans l'Islam maghrébin »empruntent les pas des ethnologues qui veulent percer les secrets et vaincre les résistances. On assiste là, à un mouvement d'idées qui intègre des données politiques de l'époque.

Que se passe t il au lendemain des indépendances ?

En Algérie où la violence était terrible et où il n'y avaient que des psychiatres, la rupture a été totale. Au Maroc où il y avait des psychiatres et des psychanalystes les choses étaient plus nuancées. Certains sont partis par vagues successives, d'autres sont restés, je pense à Louis Clément arrivé enfant au Maroc qui parlait arabe et se considérait comme marocain, René Laforgue qui est une figure de la psychanalyse française s'était réfugié au Maroc et dés le déclenchement de la seconde guerre mondiale a quitté le Maroc. Ce que l'on peut dire c'est que l'ère postcoloniale au Maghreb marque une transition entre une psychiatrie de type occidental et une psychiatrie a la recherche de spécificités culturelles. Un tournant dont la théorie accompagne les tournants politiques. Le discours des praticiens est plus ouvert à l'écoute de l'autre dans sa culture et son individualité. J-L Rolland qui était médecin chef de l‘hôpital psychiatrique de Salé et responsable de la santé mentale au Maroc est le représentant de cette génération. Il s'interroge sur le groupe mais aussi sur l'individu confronté à des situations sociales données, sur la surpopulation, sur les problèmes d'épidémiologie. A l'hôpital il avait observé que le nombre de malades qui provenait des bidonvilles étaient plus élevé que celui des zones rurales. Il avait parlé de cette «désaptation névrotique» qui ne représente pas une source de névrose mais une «désinsération» du groupe car on commençait à être confronté aux problèmes de l'ère moderne.

Dans votre ouvrage, le chapitre consacré au lendemain des indépendances est instructif à plus d'un titre. Quelle image ces psychiatres et psychanalystes se faisaient-il du marocain ?

Dans son étude «le cannabisme au Maroc», J-L Rolland décrit le marocain comme « un imaginatif visuel» porté à la dialectique intuitive, aux émotions collectives potentialisées souvent teintées de mysticisme et de merveilleux. Le kif très répandu à l'époque permettrait selon cet auteur au fumeur d'extérioriser ses frustrations. Concernant les facteurs de toxicomanie, il évoque «la faiblesse de la structure du moi » qui n'est plus soutenue par l'armature des coutumes traditionnelles. Sa pratique auprès des enfants permet une réflexion novatrice. Il découvrait leur problèmes scolaires, leurs conflits affectifs, les effets de la délinquance ou de l'abandon, les effets des changements socioculturels qui entraînaient des problèmes d'identification. C. Bonnet de son coté entreprend son étude qui rappelle la période coloniale sur »l'influence du milieu familial traditionnel sur la structuration de la personnalité au Maroc» réalisé à l'hôpital Razi de Salé. Une autre clinicienne D. becker travaille sur les effets «du maternage prolongé et le rôle marquant de la circoncision dans la société marocaine» tandis que J-J Mauponmmé qui dans son livre sur Quelques aspects de la psychiatrie marocaine «travaille sur ce Maroc un pays si proche et pourtant si étranger».

Vint ensuite ce que vous appelez «la décennie silencieuse» ?

Dans les années 70 on assiste à une toute puissance de la pratique psychiatrique et à une régression de l'exercice de la psychanalyse. La plupart des psychanalystes français ont quitté le Maroc et les marocains parachèvent leurs formations en Europe. La première psychanalyste marocaine était Leila Cherkaoui qui est arrivée dans les années 70, c'était une pionnière car les autres ne sont arrivés que dans les années 80.

Vous en faites partie et vous entamez un travail sur la théorie et sur l'histoire de la psychanalyse au Maroc ?

J'ai fait un travail de recherche que j'ai complété avec des témoignages des psychanalystes qui avaient travaillé au Maroc. J'étais de ceux qui allaient réintroduire la psychanalyse au Maroc et de ceux qui allaient la transmettre. Dans la pratique, les patients nous questionnent, nous enseignent. Chaque patient est un monde qu'il faut écouter dans sa globalité dans sa subjectivité familiale sociale. La découverte est toujours à travers chacun renouvelée. Or on ne peut pas entendre pleinement, sans savoir ce qui nous a précédé et c'est comme cela que j'ai travaillé sur la psychanalyse en terre d'Islam. La transmission c'est s'appuyer sur ce qui a été pour se le réapproprier. C'est recevoir quelque chose du passé, en le déconstruisant puis en le construisant. La transmission c'est aussi la formation et la préparation de l'autre génération de psychanalystes. Nous avons travaillé dans une structure associative qui permet un discours public et une existence légale.

Sous un prisme particulier ?

Bien entendu, la psychanalyse, c'est une découverte de l'inconscient. Freud a trouvé une technique pour travailler cet inconscient.
Ce qui nous intéresse c'est que nous avons un corpus et que nous allons le travailler avec les signifiants de notre culture qui a ses métaphores. Mais il y ceux qui sont dans un ordre de la réalité qui vont participer au processus et se livrer à vous et les autres qui se ferment. Il y a les autres qui sont dans le délire et l'agitation et qui relèvent de la psychiatrie.

A quels types de maladies êtes-vous le plus souvent confronté ?

Des maladies universelles, le délire, l'agitation, la schizophrénie, l'hystérie. Il y a des modes d'expression, des illustrations de ces maladies.
Certaines formes de délire peuvent être par exemple masquées et c'est le travail du praticien de décoder. Nous faisons face à ce que les psychiatres appellent la commorbidité c'est-à-dire le mélange de substances toxiques. Nous avons beaucoup de jeunes en état d'excitation et de délire. Il faut décoder en renvoyant à la structure de l'individu et à ce qui est additionnel, ce qui est couvert par la culture. Nous avons aussi beaucoup de cas d'obsession des maladies, du Sida, des maladies MST..Tant que c'est modéré nous parvenons avec la culture à cheminer vers la guérison.. Nous avons aussi beaucoup de cas de dépression qui est un phénomène mondial.
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