L'après-midi du 9 août, je m'apprêtais à faire un exposé sur les oliviers en Palestine devant une assemblée d'écrivains et de penseurs au Keystone College en Pennsylvanie.
LE MATIN
29 Août 2008
À 16:30
Pour le titre de l'exposé, j'avais scindé le mot "olive" en deux pour le transformer en "O'Live"! Mais la mort s'est moquée de moi.
Peu avant de quitter ma chambre, le téléphone sonna. C'était mon ami, le musicien Saed Muhssin, qui m'appelait de San Francisco. Sa voix était profonde comme une vallée, s'éclaircissant à peine pour parler: "As-tu appris la nouvelle?", me demanda-t-il. "C'est terrible", me prévint-il. "Mahmoud Darwich vient de mourir".
Mon esprit pleurait. Mon coeur saignait en pensant aux pertes inconsolables de tant de Palestiniens que chaque nouvelle disparition ravivait, des disparitions que Darwich s'est appliqué à évoquer dans ses poèmes. "Je suis de là. J'ai beaucoup de souvenirs", écrivait Darwich. Des souvenirs qu'il a évoqués dans pas moins de 30 recueils de poésie et de prose, lesquels ont été traduits dans au moins 20 langues. Il est né en 1941 et a publié son premier recueil de poésie avant d'avoir 20 ans. Pendant près de quarante ans, les poètes palestiniens et arabes se sont inspirés de lui, se sont référés à lui, l'ont imité et ont discuté sa poésie.
Saed et moi appartenons à ‘'Génération M'', une identité que nous avons inventée il y a plusieurs années. J'ai grandi en Cisjordanie sous l'occupation israélienne; Saed, lui, était citoyen israélien. Nous sommes tous deux Palestiniens mais nous avons eu des vies complètement différentes. Pourtant, nous avons partagé la même privation, la même soif de liberté et le même désir d'un monde meilleur. Nous avons étanché notre soif avec la poésie de Mahmoud Darwich et nous nous sommes appelés ‘'Génération M''.
En l'absence d'un chez-soi, Darwich fit de la langue une vaste tente pour nous mais aussi pour tous ceux qui en réclamaient un. Il fit du désir ardent un lieu de réunion. Ceux qui étaient en exil pouvaient rencontrer nos mères à travers sa mère –qu'il n'avait pas vue depuis de nombreuses années– lorsqu'il pleurait: ‘'Je me languis du pain de ma mère,du café de ma mère,des caresses de ma mère....'' Il employa le mot arabe ‘'ahennou'' pour "se languir", ce qui signifie un désir ardent plein de tendresse. C'est un mot qui suscite immédiatement une multitude de sentiments mêlés d'une pointe d'impatience désespérée.
En 1982, il écrivit "Lasta wahdaka" (vous n'êtes pas seuls) pour Yasser Arafat lorsque les Palestiniens furent chassés de Beyrouth. Darwich le destinait aussi à la terre entière, à tous ceux qui ont été contraints à l'exil pour la énième fois. Et sa question: "Où les oiseaux devraient-ils voler après le dernier ciel?" m'a amené à inventer un nombre infini de nouveaux cieux, empilés comme des matelas pour les réfugiés du monde entier.
En arabe, Darwich signifie homme pur, spirituel, itinérant, ce que, précisément, il fut pour nous. Il s'est déplacé au milieu des cieux et par-delà des frontières entre la Palestine, Israël, la Russie, la France, la Jordanie, le Liban, l'Egypte et bien d'autres pays. Où qu'il fût, les mots dans ses mains étaient comme une lampe magique qui libère le génie de la langue arabe. Il connaissait le coeur des Palestiniens. Il savait qu'ils n'avaient qu'un seul souhait pour le génie, une requête pleine de désir de leur langue "patrie".
Ainsi qu'il l'a exprimé dans sa langue et sa poésie, Darwich avait pour rêve et pour passion d'obtenir justice. Il participa à la rédaction du célèbre discours prononcé par Arafat devant l'Assemblée générale des Nations unies en 1974 dans lequel le chef de l'OLP implora le monde en répétant par trois fois "Latusqeto alghusna alakhdar min yadi" (ne laissez pas tomber le rameau (d'olivier) de ma main). En 1988, Darwich a rédigé la déclaration d'indépendance de la Palestine dans laquelle il avançait que la paix était possible avec la solution à deux Etats : l'un palestinien et l'autre juif. Il écrivit que la paix était possible "sur la terre de l'amour et de la paix".
Inspiré par le rêve de la réconciliation, il insista sur le fait que les droits de l'Homme, l'égalité, la démocratie, la représentation, la responsabilité sociale et le respect total pour tous, notamment des femmes et des personnes de religions différentes réussiraient à la société palestinienne.
Lors d'une des dernières apparitions de Darwich, en juillet 2008, le public de Ramallah lui réserva un vibrant accueil, comme s'il se doutait qu'il ne le reverrait plus. Les spectateurs se tinrent debout tels les ‘'épicéas odorants'' qu'il a souvent plantés dans ses poèmes. "Pensez aux autres", leur dit-il.
Lorsque vous préparez votre petit-déjeuner, pensez aux autres. N'oubliez pas de donner à manger aux pigeons. Lorsque vous faites la guerre, pensez aux autres. N'oubliez pas ceux qui veulent la paix. Lorsque vous réglez votre facture d'eau, pensez aux autres. N'oubliez pas ceux qui n'ont que les nuages pour se désaltérer. Lorsque vous rentrez chez vous, dans votre maison, pensez aux autres. N'oubliez pas ceux qui vivent sous des tentes. Lorsque vous dormez et comptez les planètes, pensez aux autres. Il y a des personnes qui ne savent pas où dormir. Lorsque vous vous libérez à l'aide de métaphores, pensez aux autres, à ceux qui ont perdu le droit de s'exprimer. Et lorsque vous pensez aux autres qui sont loin, pensez à vous et dites-vous : "J'aimerais être une bougie dans l'obscurité".
Parlant ouvertement de la mort, il avoua au quotidien arabe ‘'Al-Hayat'': "Je n'ai plus peur de la mort. J'en ai longtemps eu peur mais maintenant, je ne crains que la mort de mon aptitude à écrire et de mon aptitude à goûter la vie". Poursuivant la lutte avec son art, il écrivit: "J'ai cru que la poésie pouvait tout changer, qu'elle pouvait changer l'histoire et qu'elle pouvait humaniser... Maintenant, je crois que la poésie ne change que le poète". Cher Mahmoud Darwich, ta poésie m'a changée.
*Ibtisam Barakat est l'auteur de Tasting the sky: a Palestinian Childhood (Farrar, Straus et Giroux, 2007) et la fondatrice de Write Your Life Seminars visant à encourager les personnes à trouver leur voie. Service de Presse de Common Ground, 2008.