Le mythe de l'«Eurabie»
Muhammad Abdul Bari : Secrétaire général du Conseil musulman de Grande-Bretagne.
LE MATIN
14 Septembre 2008
À 13:04
On entend souvent dire que les jeunes musulmans européens sont prédisposés au terrorisme, que l'Islam conduit à la radicalisation et que les musulmans, en raison de leurs croyances, choisissent de vivre dans des ghettos pour former des pépinières de terroristes. La forme la plus extrême de ce discours est l'idée de l'«Eurabie», terme incendiaire censé décrire le phénomène suivant : les hordes musulmanes contamineraient l'ADN même de l'Europe. Dans ce discours, c'est la crainte du terrorisme local qui résonne le plus, avec le fait de traiter les musulmans comme des ennemis étrangers.
L'idée de concilier les différences religieuses semble donc dangereuse. Une fausse dichotomie est née – les musulmans doivent choisir entre une identité européenne et occidentale et une identité islamique soi-disant séparée. La relation entre la foi des musulmans européens et l'identification avec les nations européennes est conforme au stéréotype de l'«Eurabie». La vaste étude Gallup à l'échelle mondiale a culminé avec Who Speaks for Islam: What a Billion Muslims Really Think (de John L. Esposito et Dalia Mogahed), ouvrage comprenant une analyse détaillée et sophistiquée des attitudes musulmanes en Europe. Selon les conclusions de l'étude, les identités religieuses et nationales sont des complémentaires et non concurrentes. Les musulmans qui vivent à Paris, Londres et Berlin sont certes plus religieux que le reste de la population, mais aussi enclins à s'identifier à leur nation et à ses institutions démocratiques, et à rejeter la violence.
La pensée dominante voit souvent les mosquées et les associations islamiques comme des espaces de radicalisation ; et il est vrai que des jeunes se détournent activement de ces institutions pacifiques. C'est peut-être parce qu'il est difficile pour les mosquées et associations islamiques de rivaliser avec les promesses de réconfort que l'on trouve sur Internet, où des voix traitent de problèmes politiques, exploitent les injustices et lancent des appels à l'action pouvant s'avérer meurtrière.
Sur Internet, de jeunes musulmans succombent aux visions attrayantes de l'Islam construites par les responsables des attaques terroristes. En outre, nous savons que l'impact dévastateur d'Internet sur nombre de jeunes ne se limite pas à la communauté musulmane, comme l'ont montré les événements tragiques de Bridgend au Royaume-Uni où 17 jeunes, apparemment reliés par Internet, se sont suicidés. Pour des jeunes musulmans, la subculture suprême est virtuelle et opère en marge des communautés musulmanes, que ce soit en Europe ou dans le monde islamique. L'histoire qu'elle relate est celle d'un monde en proie aux injustices, pour lesquelles la seule solution est l'action violente afin d'apporter la victoire à un monde musulman monolithique. Peu importe si ces agissements sont inadmissibles d'un point de vue théologique : la fin justifie les moyens et il n'a vraiment aucune autre possibilité.
Ce discours est séduisant car il touche le sentiment d'aliénation de nombreux jeunes musulmans. Certains voient probablement les mésaventures impopulaires et injustes en Irak comme des exemples de la futilité de l'action politique légale. D'autres se sentent étouffés par un discours dominant toxique, qui fait passer les musulmans européens pour étrangers et suspects. Les lois promulguées pour évincer et «persécuter» les musulmans et les affirmations que nos médias sont islamophobes étayent l'idée absurde que nous sommes témoins d'«une guerre contre l'Islam».
Dans les communautés musulmanes où qu'elles soient, il importe de mettre en doute ce discours et de faire savoir que l'Islam répudie théologiquement la violence. Nous devons redoubler d'efforts pour atteindre les communautés locales et démontrer les réalités de notre foi. Rendons hommage à la résilience des musulmans néerlandais alors qu'ils résistaient aux provocations de Geert Wilders, politicien de droite qui veut à tout prix sortir un film ne pouvant qu'exacerber les préjugés publics contre l'Islam. Aux Pays-Bas, les musulmans répondent en ouvrant leurs mosquées et en tendant le bras à leurs voisins.
Il est de notre responsabilité à tous de régler ces problèmes non comme de «nature musulmane» mais comme des problèmes dont les solutions amélioreront les valeurs sur lesquelles se fonde la société européenne. Agir sur le sentiment d'injustice, d'aliénation et sur l'esprit défensif des jeunes musulmans n'est pas une victoire pour les extrémistes.
Il s'agit plutôt d'une victoire des valeurs libérales européennes ; et cela montre que les individus et les minorités ont tous la même valeur. En effet, nous ne devrions considérer ni le terrorisme local ni la présence de musulmans comme nouveaux en Europe. L'interaction de l'Islam avec la société européenne a fait fleurir les connaissances et nombre de musulmans vivent dans les Balkans et en Europe centrale et orientale depuis des centaines d'années. Ils ont aidé à reconstruire des économies européennes déchirées par la guerre dans les années 50, arrivant comme immigrants puis faisant de l'Europe leur maison. Dans presque tous les domaines, les musulmans font partie intégrante de la vie européenne.
Tous les Européens, y compris ceux qui sont musulmans, ont raison de s'inquiéter au sujet du terrorisme local. Notre droit à la sécurité et à la vie est primordial, de même que la nécessité de vivre dans un espace libre de préjugés et de suspicions. Les attentats du 7 juillet 2005 dans ma ville natale de Londres ont mis cela en relief. Les victimes étaient de toutes confessions et de toute origine, notamment musulmanes, tout comme les héros qui ont aidé Londres à se remettre si rapidement. Le message collectif des Londoniens après le 7 juillet témoignait d'une ferme résolution. Tel doit être aussi le message de l'Europe : nous ne laisserons pas de telles atrocités nous séparer.