1968 à aujourd'hui : du Printemps de Prague à la Révolution de velours
Adam Michnik: L'un des anciens dirigeants de Solidarnosc, il a été rédacteur en chef fondateur de la Gazeta Wyborcza.
LE MATIN
30 Août 2008
À 16:58
Que représentaient le Printemps de Prague ou, plus généralement, les événements de 1968 ? Avec le temps, il semblerait que leur signification ne soit pas moins discutable.
Ma génération a été forgée par les manifestations et les matraquages de la police, par les espoirs qu'ont fait naître le Printemps de Prague et le mouvement étudiant polonais de mars, par les événements de mai à Paris et par les prémices de la démocratie russe révélés dans les premiers livres de Sakharov et de Soljenitsyne. Pour ceux d'entre nous qui ont été emprisonnés en Pologne, le Printemps de Prague a été porteur d'espoir. Même les journaux communistes polonais, lus derrière les barreaux, véhiculaient les nouvelles de grands changements chez notre voisin du sud.
Je me souviens donc du choc en apprenant que les soviétiques avaient envahi la Tchécoslovaquie en août et du traumatisme qui a persisté longtemps après. Pour commémorer le dixième anniversaire de cette invasion, Václav Havel, Jacek Kuron et moi-même, avec d'autres dissidents, nous nous sommes retrouvés à la frontière tchéco-polonaise. Une photo a été prise de ce rassemblement de futurs présidents, ministres et députés alors poursuivis par la police comme de simples criminels.
Ces rencontres s'inscrivaient dans le prolongement du Printemps de Prague. Nous avions tous conscience de créer quelque chose de nouveau, qui pourrait un jour devenir un élément majeur de la démocratie dans nos pays. C'est ce qui s'est passé. En août 1989, j'ai proposé à la diète polonaise un projet de résolution présentant des excuses aux Tchèques et aux Slovaques pour l'implication des Polonais dans l'invasion de 1968.
J'ai senti qu'un cycle historique s'achevait : les idées du «Mars polonais», du Printemps de Prague et de nos rencontres en montagne devenaient des faits politiques. Trois mois plus tard, la Révolution de velours commençait à Prague. Le Printemps de Prague était essentiellement l'œuvre des membres du Parti communiste et d'autres individus qui aspiraient au «socialisme à visage humain», contrairement à la Révolution de velours. D'aucuns voient donc aujourd'hui ce premier événement comme une lutte de pouvoir entre communistes. Or, beaucoup de chemins menaient au communisme – et le traversaient –, dont la plupart convergeaient vers les traditions nationales. En effet, le communisme séduisait pour maintes raisons, notamment pour l'idée de justice universelle et de relations sociales humanisées, en réaction à la grande crise spirituelle qui a suivi la Première Guerre mondiale et, plus tard, au génocide nazi ; et pour la conviction que la suprématie occidentale touchait à sa fin.
Au bout du compte, dans un monde divisé par Yalta, le communisme était pour certains le seul choix réaliste pour l'Europe centrale. En 1968 en Tchécoslovaquie, les réformateurs communistes en appelaient aux idéaux démocratiques qui étaient profondément ancrés avant la Seconde Guerre mondiale. Alexander Dubcek, chef des communistes tchèques et figure de proue du Printemps de Prague, a personnifié l'espoir d'évolution démocratique, le pluralisme réel et une voie pacifiste pour un État régi par le droit et par le respect des droits de l'homme.
En revanche, en Pologne, pays qui avait assisté à sa propre tentative d'ouverture lors du mouvement étudiant de mars, une faction nationaliste autoritaire exploitait tout ce qu'il y avait de plus intolérant et ignorant dans la tradition polonaise, s'appuyant sur le discours xénophobe et anti-intellectuel. Mieczyslaw Moczar, ministre de l'Intérieur de l'époque et leader de la faction nationaliste, associait le discours communiste à celui des mouvements fascistes, dans le but de mobiliser les masses contre l'«intelligentsia cosmopolite libérale».
Le mouvement polonais pour la liberté de 1968 a perdu la confrontation avec la violence policière; et le Printemps de Prague a été écrasé par les armées de cinq membres du Pacte de Varsovie. Pourtant, dans les deux pays, 1968 a fait naître une nouvelle conscience politique. Les mouvements d'opposition polonais et tchèque qui ont émergé juste quelques années plus tard ont trouvé leur origine dans les événements de cette année charnière. Le Printemps de Prague a été déclenché par une crise au sein du Parti communiste ; mais l'affirmation qu'il était le simple fruit de luttes politiques intestines falsifie l'histoire et nie un élément significatif du patrimoine national. Les attitudes à l'égard du communisme ont toujours été sujettes à controverse pour l'opposition anticommuniste.
D'aucuns ont rejeté le communisme sous toutes ses formes. D'une manière ou d'une autre, la majorité a eu des contacts avec le communisme via la fascination intellectuelle, la participation dans les institutions publiques ou la froide conviction que ce n'est qu'en acceptant la réalité du régime communiste que l'on peut se rendre utile pour son pays. Des individus «corrompus par le communisme» constituaient la majorité des parties prenantes aux révoltes contre les dictatures communistes. Il existait cependant une autre catégories d'individus:
les «prudents», les «non corrompus» qui se tenaient à l'écart du monde politique et détestaient le communisme mais, convaincus que le système ne pouvait être réformé, évitaient l'opposition démocratique. Alors que d'autres prenaient des risques ou croupissaient en prison, ils exerçaient des fonctions dans les structures officielles et légales. On ne peut reprocher à quiconque une telle attitude, mais on a de quoi être surpris quand ces mêmes individus accusent les acteurs du Printemps de Prague et l'opposition démocratique de liens avec le communisme.
Le communisme a manifestement été un instrument de la domination soviétique des sociétés conquises, mais également un modus vivendi pour une majorité de nations contraintes à certaines conditions de vie. Imre Nagy, leader de la révolte hongroise en 1956, et Dubcek sont entrés dans les légendes nationales et contredisent l'affirmation que le communisme était exclusivement imposé par l'extérieur. Le Printemps de Prague consacrait des valeurs fondamentales : liberté, pluralisme, tolérance, souveraineté et rejet des diktats de l'orthodoxie communiste.
Quand je repense à ces événements quarante ans plus tard, je vois non seulement la révolte mais aussi l'illusion que l'on peut se montrer plus malin que le Kremlin et faire évoluer en douceur la société, du communisme vers la démocratie. Cette croyance était certes naïve, mais elle a aussi provoqué un éveil national où le potentiel de liberté a trouvé un mode d'expression.