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Le conflit russo-géorgien déborde sur le Moyen-Orient

Rayyan al-Shawaf : Ecrivain et journaliste free-lance à Beyrouth.

17 Septembre 2008 À 13:59

Une Russie qui serait assiégée et acculée par l'Occident ne pardonnerait jamais cela au membre de l'OTAN qu'est la Turquie. En effet, les relations entre la Russie et la Turquie dégringoleraient, un arrêt de l'approvisionnement de cette dernière en gaz naturel russe n'étant même pas à exclure. Dans sa recherche d'alliances, la Russie pourrait estimer que l'Iran, qui n'est pas moins isolé qu'elle-même, pourrait servir à ajouter une dimension stratégique aux liens existant entre les deux pays, pour peu que cela s'accompagne de concessions d'ordres politique et économique. Voilà comment, par une ironie du destin, la crise russo-géorgienne pourrait déboucher sur un changement de l'équilibre des forces au Moyen-Orient.

Tant la Russie que l'Iran se montrent de plus en plus préoccupés des tentatives que fait l'Occident pour les doubler dans leur quête de ressources pétrolières. Le souhait de Moscou est que le futur oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC), le deuxième au monde, traverse le territoire russe. De cette façon, la Russie se procurerait non seulement des avantages financiers, mais garantirait aussi un certain contrôle sur l'approvisionnement de l'Occident en pétrole, au moins autant qu'avec le plus long oléoduc du monde, le Droujba, qui coule depuis le sud-est de la Russie jusqu'en Europe. Pendant l'invasion de la Géorgie, la Russie a démontré sèchement qu'elle peut menacer le BTC et que, pour reprendre les termes du Président Dimitri Medvedev, "la Russie est un pays avec lequel il faut compter”.

Entre-temps, l'Iran, qui expédie l'essentiel de son pétrole vers l'Asie, désire depuis longtemps orienter ses oléoducs vers l'Ouest, désir plus que souvent contrarié par les sanctions occidentales. En soutenant la Russie dans sa confrontation actuelle avec l'Occident, Téhéran pourrait se procurer à terme des avantages économiques et politiques. Ce serait encore plus vrai si l'Iran pouvait extorquer à la Russie l'assurance de s'engager dans une politique pétrolière commune à l'égard de l'Occident.

Cela étant, et même sans cette possibilité, plusieurs signes indiquent que l'Iran aurait beaucoup à gagner en se rangeant du côté de la Russie. Ainsi, Moscou prend très au sérieux les demandes iraniennes (et syriennes) de pouvoir se doter d'un système perfectionné de missiles de défense, au grand dam des Etats-Unis et d'Israël. Quand on sait que le réacteur iranien de Bushehr -construit avec l'aide des Russes- entrera en exploitation en 2009, il est évident que l'Iran est en passe de rehausser radicalement ses positions régionale et internationale.

Au moment même où l'Iran se pose en prétendant au statut de puissance régionale, voici que la Turquie, presque par accident, se pose comme le pays qui détiendrait la clef de la crise russo-géorgienne. En effet, la Turquie est exceptionnellement bien équipée pour jouer les médiateurs, rôle qu'elle joue déjà avec un certain succès entre la Syrie et Israël, et, dans une moindre mesure, entre l'Iran et l'Occident. La Russie est le principal partenaire commercial de la Turquie, qui dépend elle-même du gaz naturel russe.

Dans le même temps, la Turquie entretient des liens économiques et militaires forts avec la Géorgie, qui aspire à faire partie de l'OTAN, organisation dont la Turquie est un membre stratégique. La Turquie ne peut se permettre de laisser ses relations avec la Russie se dégrader: elles ont déjà été rudement mises à l'épreuve par le passage de vaisseaux américains par le Bosphore en route pour le port géorgien de Batoumi. Mais elle ne peut pas non plus résister aux appels de l'Occident qui lui demande de soutenir la Géorgie. En fait, une médiation dans le conflit actuel, outre qu'elle projetterait la Turquie aux avant-scènes de la politique régionale, est une nécessité pour les impératifs politico-économiques de ce pays.

Si la Turquie se montre à la hauteur, elle pourrait même en tirer des avantages secondaires. Un dégel de ses relations avec l'Arménie, par exemple, qui aurait des effets considérables sur l'industrie du pétrole et du gaz naturel. L'itinéraire terrestre d'un oléoduc allant de la mer Caspienne à la Turquie partirait de l'Azerbaïdjan et passerait par l'Arménie. Pourtant, l'instabilité politique a toujours empêché de le construire: l'Azerbaïdjan et l'Arménie se regardent en chiens de faïence depuis la guerre du Nagorni-Karabakh, tandis que la Turquie a fermé ses frontières avec l'Arménie depuis 1993 par solidarité avec l'Azerbaïdjan. Maintenant, l'incident russo-géorgien ayant illustré la vulnérabilité de la Géorgie, qui accueille le BTC; le rôle de l'Arménie prend toute son importance.
Dans une visite fracassante à Erevan, à l'occasion du match de football Turquie-Arménie la semaine dernière, le Président Abdullah Gül invitait les pays du Caucase à oeuvrer ensemble dans l'intérêt de la stabilité.

A cette fin, la Turquie appelle à la création d'un groupe de coopération régionale composé de la Turquie, de la Russie, de la Géorgie, de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan.
L'évolution du conflit russo-géorgien dans les mois à venir jouera un rôle critique dans la suite des événements au Moyen-Orient. Si la médiation réussit à rapprocher les deux parties en présence et à désamorcer la crise, la Russie n'éprouvera pas le besoin de se tourner vers l'Iran. Et si cette médiation réussie est turque, la Turquie aura alors prouvé qu'elle, seule, est capable d'apporter la stabilité au Caucase, de jouer le rôle de courtier dans les pourparlers de paix syro-israéliens et celui de médiateur entre l'Iran et l'Occident. Au contraire, si le conflit s'éternisait, les liens entre la Russie et l'Occident et la Turquie se dégraderont inexorablement. Menacée d'un isolement diplomatique, voire de sanctions, la Russie pourrait forger une alliance stratégique avec l'Iran, ce qui aurait pour effet d'accroître considérablement l'influence de ce pays au Moyen-Orient.

Le conflit militaire russo-géorgien semble aujourd'hui ‘'évacué''. Mais ses séquelles se feront longtemps sentir, d'autant plus que la crise politique entre les deux pays reste entière. Au Moyen-Orient, deux grands pays, la Turquie et l'Iran, ont été directement touchés par les événements récents. Au cas où la Russie et la Géorgie ne parviendraient pas à liquider leur querelle, la Turquie aurait tout à y perdre et l'Iran tout à y gagner.
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