«J'ai habillé les poèmes de Baudelaire avec les habits amples de la langue arabe»
Au soir de sa vie, M. Kasri, ce traducteur patenté extrêmement doué pour la traduction se réjouit de la publication de son œuvre.
LE MATIN
18 Mars 2008
À 15:31
Le Matin : Plusieurs maisons d'édition procèdent actuellement à la publication de vos traductions relatives à plusieurs grands écrivains et poètes. Peut-on faire le point ?
Mustapha Kasri,: En collaboration avec un éditeur qui est également professeur d'université, M. Hozal, j'ai publié les morceaux choisis de Baudelaire notamment le «spleen de Paris» avec une préface de Saddek Nazir, l'un des meilleurs traducteurs du Coran et une introduction personnelle. Une autre maison d'édition à Tanger vient également de publier mes traductions de Paul Valéry notamment «Le cimetière marin» «narcisse parle» «Le dialogue sous l'arbre» et «L'âme et la danse», quatre textes vocalisés de manière à ce que le lecteur soit plus confortable dans sa lecture.
Un autre ouvrage, «Le livre de la rose», écrit en Tunisie alors que j'étais secrétaire général du comité permanent consultatif du Maghreb, est également à l'édition. Nous étions en pleine guerre du Viet Nam qui m'avait également marqué par sa violence et sa barbarie. J'avais au cours d'un profond spleen entendu cette chanson «L'important c'est la rose». Le déclic s'est alors fait dans ma tête, j'ai fait une anthologie de la rose à partir des poèmes andalous, perses, asiatiques et européens. J'ai fait le bûcheron de la nuit ramassant tout ce qui était écrit sur la rose comme pour pouvoir émerger de la sombre réalité de la guerre et des conflits. Je publie également les traductions du grand écrivain La Bruyère.
Pourquoi avoir choisi de traduire Baudelaire qui avait tout largué pour partir en Inde et « ses fleurs du Mal » dont le livre a été condamné à sa sortie en 1851 pour outrage à la vie publique et aux bonnes mœurs ?
J'étais très romantique et fasciné par certains poètes et écrivains comme Lamartine, Musset, Victor Hugo, Vigny… Avec l'âge, j'ai pu «capitaliser » ses émotions et j'ai évolué vers la poésie de Baudelaire qui n'est ni romantique ni autre chose mais seulement baudelairienne marquée d'un acharnement à mettre à nu les faiblesses et les turpitudes de ce monde, donnant comme ledit Victor Hugo «un frisson nouveau à la poésie». Quand vous écoutez les vers de «Authentico romenos», où il parle de lui-même, où il se fustige ..vous êtes bouleversé. «Je te frapperai, disait-il, sans colère et sans haine, comme un boucher, comme Moise le rocher, et je ferai de ta paupière jaillir les eaux de la souffrance…
Je suis le sinistre miroir où la mégère se regarde, je suis la plaie et le couteau, je suis les membres et la roue, je suis le soufflet et la joue, et la victime et le bourreau». C'était pour moi, une fenêtre ouverte sur une nouvelle poésie que m'avait fait découvrir un ami. En traduisant ce poète, je m'arrêtais souvent sous le coup de grâce. Si je peux être plus précis, je dirai que je n'ai pas traduit au mot à mot les poèmes de Baudelaire, j'ai habillé ses poèmes avec les habits amples de la langue arabe. En Arabe, il faut équilibrer les poèmes et les vers sans sentir qu'il ne s'agit que d'une simple translation.
Quel a été l'impact de ce travail ?
J'ai commencé cette œuvre de traduction avec «Les fleurs du mal», il y a déjà près de 40 ans, il n'y a pas eu d'impact. J'ai continué avec l'Albatros qui est un mot arabe «el kotros» passé au portugais. Je me suis de nouveau arrêté pour reprendre quelques années plus tard, à Marrakech en m'apercevant que la traduction réalisée était tout à fait valable, même si j'avais ajouté ma propre empreinte en rééquilibrant la phrase arabe, en la rendant plus ample, plus spacieuse. Cette traduction aurait plu à Baudelaire.
Après la mort de Baudelaire en 1867, naissait Paul Valéry en 1871 à Sète, ce qui explique en partie son amour pour la mer et cette œuvre fulgurante qu'est «Le Cimetière marin». Pourquoi avoir choisi de traduire Paul Valéry ?
J'avais pu acquérir les armes de la traduction et je me sentais de taille à traduire «Le cimetière marin», «Narcisse» où il raconte le drame de ce narcisse qui n'a pu joindre sa propre image, poème qui est un véritable chef-d'œuvre. Il resta sur ce mouvement quand il a écrit «Les cahiers», il relatait son rapport au temps, au rêve et au langage, consignant ainsi ce que lui dictait sa conscience. En faisant connaissance avec Gide et Mallarmé, Paul Valéry s'était inscrit dans la mouvance symboliste.
Dans ce sillage, je m'étais attaqué à la traduction d'«Anabase» une partie de l'œuvre très complexe de Saint John Perse dont le vrai nom est Alexis Léger marqué par la philosophie de Spinoza et celle de l'immanence et qui faisait dans «l'épaisseur de la matière verbale» choisissant les mots et les images pour leur saveur phonique, leur étymologie et leur polysémie.
On pourra regretter le fait que tous ces poèmes et que vos traductions ne soient lus que par des passionnés de poésie, c'est-à-dire une toute petite élite ?
Lit-on vraiment ? A-t-on lu ? Ce sont des questions qui restent posées. Mais je demeure optimiste, car à l'université il y a un mouvement qui s'intéresse à la traduction, à la linguistique … ------------------------------------------------
M. Kasri, par lui-même
Quel éloge peut-on faire de moi ? Ce que je peux dire, c'est que j'ai eu trois vies, une vie de militant où j'ai accompli mon devoir de résistant et où j'ai été en prison à trois reprises, où je me suis investi dans le travail syndical, j'ai fondé avec Mahjoub Benseddik l'UMT. Une vie dans l'administration où j'ai occupé le poste de chargé de mission auprès de M. Boutaleb, directeur des PTT, puis à Tunis secrétaire des affaires maghrébines, puis chargé de mission auprès de Ahmed Osman alors Premier ministre. J'ai été ensuite nommé ministre plénipotentiaire à Washington puis SG à l'information avec M. Khattabi et enfin chargé de mission au cabinet royal jusqu'à mon détachement à l'ISESCO avec M. Boutaleb.
Parallèlement, j'ai entrepris la traduction de grands auteurs que nous avons cités, j'ai également écrit nombre d'articles de fond sur Averroès Ibn Khaldoun, sur les tribus arabes. Lorsque j'ai perdu la possibilité d'écrire et de lire, je me suis rendu compte de toute la richesse accumulée qui donne encore un sens à la vie. J'ai aussi un retour des professeurs d'université qui commencent à transmettre ces œuvres traduites à leurs élèves.
Il y a aussi les théoriciens de l'école de traduction de Tanger. On a également comparé ma traduction notamment celle du poème «Etroits sont les vaisseaux » à celle d'Adonis professeur à la Sorbonne et c'est ma traduction préfacée par l'ancien Premier ministre tunisien Mohamed Mzali qui a été retenue par les Cahiers de saint John Perse, c'est dire si j'en suis flatté.