L'humain au centre de l'action future

Un voyageur entre deux mondes

Hassan al-Wazzan ne cesse de susciter l'intérêt des chercheurs de par le monde. Signe des temps sans doute. A l'heure de la mondialisation tous azimuts, grosse entre autre de désir, tout paradoxal, de repli identitaire, voire de menaces de télescopage civilisationnel, le monde se prend à se chercher au tréfonds de soi, des arguments propre à le conforter, à l'affermir dans son entreprise globalisante et de lui faire éviter les risques d'emballement émotionnel, porteur de danger.

31 Octobre 2008 À 16:06

Hassan al-Wazzan n'était-il pas en effet, malgré lui, il va sans dire, l'un des premiers passeurs d'idées entre le monde chrétien et musulman en une période cruciale de leurs évolutions respectives ?

C'est en tout cas sous cet «angle d'attaque » que l'historienne américaine Natalie Zemon Davis a choisi de présenter ce grand personnage qui a déjà fait couler beaucoup d'encre.
Un livre de quelque 480 pages, titré de manière impersonnelle «Léon l'Africain», si ce n'est ce sous titre en bas de la couverture : Un Voyageur entre deux mondes.
Nous y voilà : Ce n'est pas la première fois que des humains se trouvent malgré eux entre plusieurs mondes et à se demander ce qu'ils font là, nous dit Natalie Zemon, mais il y en avait d'autres dans l'histoire tel Hassan al-Wazzan plus connu sous le nom de Jean Léon l'Africain qu'il traduit lui-même, alors en captivité chez le Pape à Rome, par Yohanna al-Assad. Une traduction à elle seule, révélatrice des complexités du va et vient entre deux mondes très différents certes, mais qui s'inspirent mutuellement.

Spécialiste de l'histoire sociale et culturelle de la France des 16e et 17e siècles, Natalie Zemon Davis est née en 1928 aux Etats-Unis. Aujourd'hui professeur d'histoire et d'études médiévales à l'université de Toronto, après être passée par l'Université de Princeton où elle enseignait la même matière. Auteur prolixe, on lui doit pas moins de 29 ouvrages tous en rapport avec la culture et la société du moyen âge européen, particulièrement l'évolution de la condition des femmes durant cette période. Sa production à ce sujet est abondante : « Women's History» in Transition: the European Case » ; « Women on the Margins: Three Seventeenth-century Lives » « Ghosts, Kin, and Progeny: Some Features of Family Life in Early Modern France » ; « Women in the Crafts in Sixteenth-century Lyon », entre bien d'autres ouvrages. Comment une spécialiste de l'histoire sociale et culturelle de la France en est-t-elle venue à s'intéresser à Hassan al-Wazzan qui lui a vécu une partie de sa vie au Vatican et qui était loin de ses préoccupations intellectuelles?

Pas autant qu'on puisse le penser, nous apprend l'auteur qui dans son introduction, explique que s'intéressant aux influences interculturelles entre les différentes sociétés, le cas de Hassan al-Wazzan ne pouvait que rejoindre ses préoccupations : «A travers son exemple, je pouvais explorer la manière dont un homme évolue entre différents régimes politiques, utilise différentes ressources culturelles et sociales, comment il les démêle et les sépare afin de survivre, de découvrir, d'écrire, de nouer des relations et de penser à la société et à lui-même. » D'origine andalouse, Hassan al-Wazzan a quitté sa Grenade natale à l'âge de 5 ans avec sa famille une année avant la reconquista espagnole de l'Andalousie en 1492. Ils viennent s'installer à Fès comme beaucoup d'autres andalous. C'est à la Qaraouine que Hassan, fils de notable, a fait ses études. Le Maroc d'alors est sous domination wattaside après une guerre civile ravageuse entre les deux dynasties.

Ce qui n'empêche guère Hassan de faire des études et de faire des voyages à travers le pays avec son père et son oncle, et plus tard dans des contrées plus lointaines telles la Perse, Babylone et l'Arménie, pour les besoins de leur commerce. Ce qui fait du jeune homme un serviteur idéal du sultan wattasside de l'époque, Mohammed al-Burtughali, en tant qu'ambassadeur. C'est lors de ses voyages par mer qu'il fut pris en otage par des pirates italiens en 1518 et offert en cadeau au Pape en tant que diplomate musulman.Un beau cadeau en effet, dans le contexte politique par trop tendu à l'époque entre chrétiens et musulmans et la montée en puissance des Turcs ottomans qui menaçaient d'envahir les Balkans, n'était pas pour réjouir la chrétienté. Il fallait en savoir plus sur les intentions de la Sublime Porte, et dans la foulée en connaître un peu plus sur les sociétés islamiques. Qui pourrait s'acquitter de la tâche mieux qu'un ambassadeur musulman qui, en plus de ses pérégrinations à travers le monde, détient des informations précieuses sur les sociétés musulmanes.

C'est ainsi que Hassan al-Wazzan a regagné le secrétariat particulier du Pape après une vague conversion au christianisme sous le nom de baptême Johanne Léon l'Africain, qu'il garda durant les neuves années que dura son séjour à Rome. Et c'est dans ce contexte qu'il écrit son livre majeur : «Description de l'Afrique», entre bien d'autres travaux dont la supervision et le commentaire en 1525 de la transcription en arabe et la traduction latine du Coran ; la participation à un dictionnaire arabe-hébreu-latin avec le médecin et traducteur juif d'Andalousie, Jacob ben Samuel Mantino.

Outre ces travaux, l'auteur pense que Hassan al-Wazzan a dû influencer un certain Paul Jove dans ses ouvrages ; «Histoire de son temps » et « Commentaires des affaires turques» C'est cette interférence entre les multiples cultures, ce point de croisement qui intéresse l'auteur tout au long de ce livre, et qui essaie de retracer la genèse de certaines idées de l'époque concernant le monde musulman en les ramenant à leur origine probable. Un exemple parmi bien d'autres : évoquant les échanges littéraires entre Hassan al-Wazzan et le poète juif Lévita, elle écrit : « N'y avait-il aucune passerelle entre leurs deux langues ?

Dans un ouvrage postérieur sur les mots hébreux et araméens peu courant, Lévita donne quelques exemples comparables en arabe sur l'origine du mot hébreu pour l'écriture cursive, qu'il transcrit maschket, il commente : « Il y a des années, on m'a indiqué que c'était un mot arabe qui signifiait fin et étiré. » selon toute vraisemblance, c'est Yohanna qui lui avait cité les adjectifs arabes de mamshûq, mashiq possédant ce même sens » On trouvera fréquemment des expressions telles « selon toute vraisemblance », « il est probable », « sans doute » etc., qui, tout en ne jurant de rien, permettent d'explorer autrement l'histoire culturelle d'une époque.
Léon l'Africain, Ed Payot,
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Le legs de Jean Léon l'Africain

Le principal legs de Jean Léon l'Africain fut bien sûr son manuscrit sur l'Afrique, révisé, édité et publié comme Descriptione Dell'Africa (…). Si Hassan Mohammed al-Wazzan avait pu savoir combien d'éditions et de traductions subirait son livre, et qu'un « Ciovanni Leone Africano » en sortirait, il aurait eu sans doute des réactions mitigées. L'écrivain qui avait encore du mal à s'exprimer en italien était devenu un maître de la langue. L'auteur d'un texte plutôt neutre sur le plan religieux était devenu un converti plus ouvert au christianisme, à qui on imputait des sentiments anti-islamiques, surtout dans les traductions françaises, latines et anglaises (…)

Mais l'oiseau rusé est toujours là, même si les Cento Novelle inventées ont été omises, et presque toute l'histoire qu'al-Wazzan avait voulu raconter demeure. Au 17e siècle, un inquisiteur espagnol indigné a écrit «Interdit en entier » sur la page titre de la traduction latine de 1556. Sur tout le texte, il a biffé les phrases qu'il n'approuvait pas et tracé une grande étoile en marge près de l'histoire de l'oiseau. Le livre d'al-Wazzan fut utilisé dans bien des buts, mais pour la myriade de lecteurs instruits qu'il atteignit au fil des siècles, il témoigne de la possibilité de communication et de curiosité dans un monde divisé par la violence.
Paris- 482 pages
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