Revisite du temple Dostoïevski
LE MATIN
15 Août 2008
À 16:42
Une maison d'édition a pris sur elle de mettre sur les rayons une série d'écrits du grand écrivain russe Fédor Dostoïevski. Les lecteurs marocains ont dû attendre l'année dernière pour découvrir que l'auteur des «Frères Karamazov» et autres «L'éternel mari» a laissé derrière lui un grand héritage. Des inédits qui, par on ne sait quelle paresse, n'ont pas eu l'écho qu'ils auraient pu susciter. Citons, en vrac : Nétotchka Nezvanova, La femme d'un autre et le mari sous le lit, Le voleur honnête, Un c?ur faible, etc. Des œuvres qui ne dérogent nullement aux caractéristiques dont est clôt l'édifice romanesque et à ce qui a fait l'aura d'un écrivain qui mérite encore d'être découvert.
Si en général il est de coutume d'affirmer que les nouvellistes et auteurs des récits courts sont sortis du manteau de Gogol, il serait tout aussi plausible de dire que les romanciers ont une part de l'héritage de Dostoïevski dans leurs ?uvres, voire dans leur approche de l'art du roman. Ce natif de la Russie des années 20 du dix-neuvième siècle, ce grand écrivain a traversé le temps sans que son ?uvre ne prenne une seule ride. Une plongée dans la profondeur de l'expérience humaine, dans ce qu'elle a de plus universelle, lui assure, en fait, cette forme du sempiternel qui passe tel un corps sous la pluie sans en prendre une goûte. Cela relèverait, peut-être, presque de l'impossible que l'on ne retienne pas les grands œuvres qui ont fait sa renommée : Crimes et châtiments en tête, Les frères Karamazov, l'Idiot ou encore l'adolescent. Pourtant, sa biographie est d'une telle richesse, une telle diversité qu'on ne peut la réduire à ses quatre titres.
L'auteur du « Joueur », et il en était un à sa manière, a plus d'une cinquantaine d'opus. Né en 1821 à Moscou, Fédor décrochera, en 1838, son ticket d'entrée à l'Ecole supérieure des ingénieurs militaires de Saint-Pétersbourg. Quatre ans après, il se voit nommé sous-lieutenant et entre en tant que dessinateur à la direction du Génie. Mais, très vite, il se décidera à se consacrer pour sa passion : l'écriture. D'ailleurs, il joindra à l'acte à l'ambition en demandant sa retraite en 1844 et publiera son premier roman, Les pauvres gens, en 1846. L'homme n'a pas atteint le quart de siècle de son existence et voilà que sa première œuvre attire l'attention sur la scène littéraire russe. Ses fréquentations, ses cercles d'amitiés ne passeront pas sans lui attirer, cette fois-ci, la foudre du régime tsarien.
Il écopera, en compagnie des membres du cercle Petrachevick, des socialistes utopiques, d'une peine de prison. Le Tsar s'en prendra de pitié. Alors, suite à un simulacre d'exécution, en décembre 1849, ils seront graciés. Mais, pas pour revenir à la vie normale. La sentence sera transformée en un exil de plusieurs années, direction la Sibérie. En 1850, Dostoïevski à Omsk. Certes, il a été épargné des punitions corporelles, suite à une intervention en sa faveur (il a eu sa première cirse d'épilepsie à l'âge de 26 ans), mais le bagne du tsar Nicolas 1er, n'était pas une promenade de santé. D'ailleurs, l'expérience de la prison, d'une rare violence, sera superbement bien relatée dans son roman « Souvenirs de la maison des morts », sorti en 1860. Seulement, outre le poids de cette expérience, l'homme dit, par la suite, ne pas avoir perdu son temps.
Se trouvant en compagnie des forçats de droit commun, il écrit, dans ses correspondances : « Je n'ai pas perdu mon temps : j'ai appris à connaître le peuple russe, comme peut-être peu le connaissent. » D'ailleurs, son sens du réalisme (en tant qu'école littéraire) semble avoir été forgé dans cette proximité avec les personnes. Ses protagonistes sont, en effet, d'une « réalité » déconcertante : débauchés, nihilistes, alcooliques, des personnages à la limite de la psychopathologie. Mais, ce qui ajoute à la force de ses récits, à leur violence inouïe qui dérange par moments, agace parfois, mais séduit tout autant, est le fait que le jeu de la narration se fait à la première personne du singulier. Une double singularité qui « aimante » le lecteur et ne lui laisse guère le temps de se séparer de l'histoire.
Or, au regard des thématiques humainement universelles que l'auteur traite, le partage de l'expérience s'opère sans difficulté. Le lecteur ne pouvant prétendre l'indifférence, parce qu'il se sent concerné. C'est que Fédor ne se pose jamais, dans ses ?uvres, en donneur de leçons. Ses écrits ne sont tout simplement pas « «à thèse». Ils sont ce que leurs personnages en font. Des univers où il s'agit, avant tout, de mettre face à face des positions extrêmement divergentes. Des points de vue diamétralement opposés. L'auteur laisse, par la suite, libre cours à son lectorat pour se faire sa propre idée sur ce qu'il lit. Or, sous peu, on croirait avoir affaire à un psychanalyste qui passe l'être humain sous scanner. Tellement l'écrivain développait le don de suivre, dans ses moindres détails, l'évolution psychologique de ses personnages.
Ces derniers sont d'une composition, dans leur complexité, sans la moindre faute. Est-ce un hasard, d'ailleurs, que Nietzsche ait dit de Fédor qu'il était l'unique à lui avoir appris quelque chose en psychologie. Un retour, juste pour l'illustration, sur le protagoniste de son roman « Le joueur » en révèle la mesure de la maîtrise. Et tous ses personnages, qui ne répondent à aucune modélisation, encore moins à une stéréotypisation, se forment, se forgent et se détruisent, le cas échéant, dans leurs univers et par l'interaction de leurs liens avec leur environnement.
Citations
«Je triompherai de toute ma douleur juste pour pouvoir dire "je suis"». (Dmitri Fiodorovitch Karamazov, accusé à tort de parricide);
«La beauté est une énigme», (L. Mychkine; L'Idiot);
«J'admets que deux fois deux quatre est une chose excellente, mais s'il faut tout louer, je vous dirais que deux fois deux cinq est aussi une chose charmante.» (Les carnets du sous-sol);
«Nos désirs sont presque toujours erronés à cause d'une conception erronée de nos intérêts.» (Les carnets du sous-sol).
«Oui, l'homme a la vie dure ! Un être qui s'habitue à tout. Voilà, je pense, la meilleure définition qu'on puisse donner de l'homme.» (Souvenirs de la maison des morts).
«L'art sauvera le monde».
Bio express
Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski (1821-1881) naît à Moscou. Il a une enfance maladive, une jeunesse difficile, des études réduites à une instruction primaire. Très jeune, il connaît des traumatismes insurmontables : il voit sa mère souffrir dans la résignation et son père tué violemment.
Quand à 23 ans (en 1844), il publie son premier ouvrage loué par la critique, Les Pauvres gens, Bielinski s'écrie : «Un nouveau Gogol nous est né !» Mais Dostoïevski est impliqué dans la conspiration de Pétrachevski, arrêté et condamné à mort. Sa peine est commuée en exil. Quatre ans en Sibérie, «seulement» quatre ans grâce au tsar Alexandre III qui amnistie les condamnés politiques. Il revient diminué physiquement et moralement de ces travaux forcés : crises d'épilepsie, besoin de solitude et caractère farouche.
Il épouse en 1861 une veuve, Mme Issaïew. Cette femme dépensière et le fils qu'elle a de son premier mariage ne le rendent pas heureux. De plus, il est lui-même un joueur incorrigible qui sollicite des avances à ses éditeurs.