Fête du Trône 2006

Interview : Pascal Boniface, directeur de l'Institut des relations internationales et stratégiques

Les chercheurs des deux rives de la Méditerranée se sont réunis récemment dans le cadre du GERM à la présidence de l'Université Mohammed V - Souissi pour réfléchir sur le thème «Quelle sécurité pour la Méditerranée» ? Comme le souligne le directeur du Groupement d'études et de recherche sur la Méditerranée (GERM), Driss Khrouz, le XXe siècle se révèle comme l'un des siècles les plus violents que l‘humanité ait connu.

07 Février 2008 À 16:57

Quelles réponses pour une meilleure sécurité dans la région méditerranéenne ? Chaque spécialiste a apporté la réponse en fonction de sa culture et de ses propres engagements. Pascal Boniface, directeur de l'IRIS, a traité de la crise iranienne, ses origines, ses enjeux et ses solutions.
Il nous a accordé l'entretien suivant.

Le Matin : En conclusion au séminaire «Quelle sécurité pour la Méditerranée ?», que vous avez récemment animé au GERM, vous avez déclaré que «ce qui se passe actuellement en Iran et autour de l'Iran
est la plus grave menace stratégique dans le monde actuel, avec des conséquences directes sur la problématique de la sécurité en Méditerranée». Pourriez-vous expliciter dans un premier temps ce qui se passe ?

Pascal Boniface :
A ce que je pourrais appeler la problématique iranienne se mêlent des questions explosives de prolifération d'armes de
destruction massives, la question religieuse avec le problème des communautés sunnites et chiites, la question israélo-palestinienne et l'avenir du Golfe arabo-persique sans oublier les questions de terrorisme.
A cela s'ajoute le rôle du Conseil de sécurité comme organe précisément de sécurité et le fond de toile du choc des civilisations.

Depuis deux ou trois décennies, l'Iran est montré du doigt jouant, dit-on, le rôle de perturbateur. Cette réputation est-elle méritée ?

Depuis 1979, l'Iran joue ce rôle mais en même temps il est lui-même perturbé. 1979, rappelez-vous, c'est la revanche de 1953 avec le renversement d'un gouvernement légitime élu réformateur nationaliste. Par rapport à la problématique de démocratie dans le monde musulman, ceux qui accusent les pays musulmans de ne pas être mûrs pour la démocratie n'ont pas fait grand-chose pour les aider. Le renversement d'un gouvernement issu des urnes ne me paraït pas être la meilleure garantie du développement démocratique. Depuis 1979, nous avons un paradoxe, le monde extérieur a peur de l'Iran et l'Iran a peur du monde extérieur : pays du Golfe, Etats-Unis, Europe.
Selon les sondages réalisés, l'Iran a une image négative liée notamment à l'oppression des femmes même si celles-ci jouent un rôle important, de fanatisme religieux et de privation de liberté. En Iran outre le renversement de Mossadegh, on n'oublie pas la guerre Iran-Irak. L'Irak avait eu l'appui de la communauté internationale et il avait, d'autre part, utilisé l'arme chimique contre les Iraniens en lançant des missiles contre l'Iran. En Iran, il y a un fort sentiment de deux poids deux mesures et la perception que le régime islamique iranien n'a jamais été accepté par le monde extérieur. Le sentiment d'isolement, dites-vous, est toujours le pire conseiller et conduit à des sentiments d'hostilité et de repli sur soi et peut conduire à une paranoïa.

Y a-t-il eu des tentatives de l'Iran de sortir de son isolement ?

Au second mandat de Clinton, il y a eu une tentative de rapprochement entre l'Iran et la communauté internationale d'une part et les Etats-Unis, d'autre part.
Il y a eu le moment symboliquement fort du match de football qui s'est déroulé en France. Cela n'a pas permis le rapprochement mais nous étions sur une phase de rapprochement entre l'Iran et l'Europe, l'Iran et les Etats-Unis, l'Iran et ses voisins. L'Iran n'a pas été jusqu'au bout parce que le lobby pro israélien a un agenda précis. Une grande occasion a été manquée, celui du processus de réintégration de l'Iran.

Georges Bush est devenu président et on assiste en janvier 2002 au discours sur l'axe du mal qui désigne nommément l'Iran, l'Irak et la Corée du Nord comme le mal absolu et dont les régimes devaient être abattus. Comment ont réagi les Iraniens ?

La société iranienne était dans une profonde mutation. Les restrictions sociales et celles aux libertés individuelles dans ce pays où 50% de la population a moins de 25 ans étaient mal acceptées. Les Iraniens sont extrêmement bien formés, en contact avec le monde extérieur. Ils aspirent à des changements de régime de l'intérieur mais certainement pas imposés par les Etats-Unis qui, avec Georges Bush, apparaissaient comme les ennemis du monde musulman.

Le discours américain a eu pour effet de renforcer le camp des durs en Iran et de rapprocher les différentes composantes politiques au gouvernement quels que soient les reproches que l'on pouvait lui faire. Les menaces extérieures ont eu pour effet de ressouder les Iraniens. La guerre contre l'Irak avaient déjà agi dans ce sens sur la société iranienne et personne, dans ces cas de figure, ne voulait apparaître comme complice des Américains Dans la dernière guerre de l'Irak, c'est l'Iran et le camp des durs, les partisans d'un durcissement, qui ont gagné en pariant sur la menace extérieure. C'est ainsi que l'Iran s'est radicalisé mais les Iraniens ont tenté un rapprochement avec l'Occident en proposant des négociations globales aux Etats-Unis. Ces derniers ont refusé en disant que si les Iraniens voulaient négocier c'est qu'ils sont en position de faiblesse. La question qui se posait en fait était de savoir quel pays, la Syrie ou l'Iran, qui allait être attaqué après l'Irak.

Quand la situation en Irak s'est dégradée, la position des Américains a été de demander à l'Iran de négocier soit sur le dossier irakien, soit sur le dossier nucléaire mais pas de façon globale. On demandait en fait aux Iraniens qui ne sont pas néophytes de négocier sur leurs deux atouts et de ne pas négocier globalement notamment sur les restrictions commerciales, le rétablissement des relations diplomatiques et l'arrêt des menaces.

Est-ce que l'inquiétude en Iran de la menace extérieure est fondée ?

Lorsque l'on regarde la carte du dispositif américain autour de l'Iran, lorsque l'on voit que ce pays est entouré d'autres puissances régionales disposant de l'arme nucléaire comme le Pakistan, l'Inde, Israël, on peut comprendre cette inquiétude et le débat sur les enjeux et l'importance de l'arme nucléaire à l'intérieur de l'Iran. Les Iraniens se posent la question de savoir si leur sécurité ne serait pas mieux garantie par l'arme nucléaire.
Si l'Iran veut avoir l'arme nucléaire c'est pour sanctuariser son régime et son territoire.

Un Iran nucléarisé représenterait une menace pour qui ?

Pour Israël qui possède déjà 200 missiles mais pas seulement. C'est un danger pour l'Arabie Saoudite, pour les pays du Golfe. L'attitude agressive de l'Iran, ses revendications territoriales sur les Emirats Arabes Unis, sa volonté messianique après la révolution de 1979 expliquent aussi la présence américaine dans la région. Depuis quelque temps, on voit éclore une littérature qui se décline ainsi «un Iran nucléaire, c'est un problème pour 30 ans, une guerre contre l'Iran, c'est un problème pour 18 mois.

Une guerre contre l'Iran serait donc moins grave qu'un Iran nucléaire. En 2007, la grande crainte était que George Bush, même s'il était empêtré en Irak, même s'il était en difficulté aussi bien sur les plans stratégique et politique, ne soit tenté de mener une opération militaire contre l'Iran avec la volonté de créer une diversion quant à ses difficultés et de ne pas laisser, après son départ, un Iran renforcé. L'Iran, il faut le savoir est un pays de résistance mais l'objectif américain était de multiplier les frappes rapides pour détruire les capacités militaires iraniennes.

Cette hypothèse, on s'en doute, viendrait nourrir un brasier déjà actif dans un contexte de choc de civilisations et dans la thématique terroriste.
Ceux qui avaient aimé la guerre d'Irak et ses conséquences auraient adoré la guerre d'Iran qui aurait agrandi le fossé entre le monde occidental et le monde musulman.

On connaît le groupe ultraconservateur de la Maison-Blanche, qui forme le noyau dur pro israélien et qui a poussé à la guerre. Et c'est ce même noyau qui aurait poussé à la guerre contre l'Iran ?

Israël a été gêné par la publication du livre sur le lobby pro israélien qui a eu un grand impact aux Etats-Unis et qui montre fort bien que les intérêts américains ne sont pas les mêmes que les intérêts israéliens et que les USA auraient intérêt, dans le sens de l'intérêt national, de ne pas toujours suivre Israël qui occupe un pays et un peuple. Israël avait intérêt de ne pas apparaître comme le pays qui voulait lancer les Etats- Unis contre l'Iran. Le rapport disait qu'il n'y avait pas d'urgence à la guerre et mettait à mal ceux qui disaient qu'il y avait un compte à rebours si l'on ne lançait pas une opération militaire. Dans cette bataille entre les réalistes et les néo conservateurs américains, ce sont les premiers qui l'ont emportée.

Donc il n'y a pas d'urgence pour une guerre. Est-ce pour autant le temps des négociations ?

Nous n'en sommes pas là. L'Iran s'accroche, veut continuer d'avoir l'enrichissement de l'uranium pour des fins domestiques, ce qui n'est interdit par aucune législation internationale. Entre- temps en octobre dernier, il y a eu un événement qui n'a pas eu l'audience méritée, à savoir l'accord entre les deux Corées qui prône la démilitarisation de la Corée du Nord. Le régime nord-coréen est beaucoup plus répressif et inflexible que le régime iranien. On peut se demander pourquoi la Corée du Nord a cédé, en tout cas pas par amour pour la paix mais parce qu'elle a mené des négociations globales. Tant que l'on n'a pas essayé d'avoir des négociations globales avec l'Iran, et là la réponse est à Washington qui détient les clefs, les choses ne changeront pas.

Si l'on veut que le régime iranien change, il faut cesser de le menacer, parce qu'en le menaçant, on le prolonge artificiellement. C'est par des négociations globales que la solution passe et non pas par des menaces globales contre l'Iran. L'option d'une guerre n'est plus présentée comme une urgence absolue même si Netanyahu continue de la réclamer et ce, grâce à la publication de ce rapport et une sortie de crise ne peut passer que par des négociations globales avec Washington qui, pour le moment, a fermé la porte. Pour répondre à votre question, je dirais que nous sommes toujours dans le temps de l'incertitude.

Une dernière question sur le désastre du Moyen-Orient ?

Dans la plus grande différence générale. On parle toujours du droit à la sécurité d'Israël, certes, mais il y a aussi le droit à la sécurité des Palestiniens qui vivent dans une immense prison à ciel ouvert. Même si l'on déplore le tir des roquettes dans la ville d'Eron ou les actes desdits terroristes, quand on compare le nombre des morts, on voit bien que ces centaines de morts sont du côté palestinien. Nous sommes dans une situation, après la rencontre d'Annapolis, où il y a une absence de volonté israélienne d'avancer, un soutien américain qui ne s'est jamais démenti et le même silence des pays européens et des pays arabes.
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Farida Moha rejoint «Le Matin»

Notre consoeur Farida Moha, que les lecteurs connaissent déjà, commence à partir d'aujourd'hui une nouvelle collaboration avec «Le Matin». Elle est chargée entre autres des entretiens et des grands dossiers d'actualité et d'opinions. Journaliste depuis plus de trois décennies, Farida Moha avait commencé sa carrière au «Matin du Sahara», elle a représenté à Rabat «Radio France International» pendant quinze ans avant que l'ancien ministre de l'Intérieur, Driss Basri - ne se résolvant jamais à ce qu'elle accomplisse son travail librement - ne fermât le bureau et l'obligeât à quitter le Maroc pour regagner le «desk» de la radio à Paris.

Elle a travaillé ensuite à «Jeune Afrique», assuré la correspondance de quotidiens et hebdomadaires français, notamment «La Croix», «Le Point». Au Maroc, elle a assuré dans les colonnes de nos confrères «Al Bayane» et «Libération» une rubrique d'entretiens et d'enquêtes. Son retour au «Matin» correspond à un souci de renforcer le volet d'un journalisme de recul qui, pour rebondir sur l'actualité immédiate, entend échapper surtout à la tyrannie de celle-ci et renforcer l'espace des débats conformément aux aspirations des lecteurs et citoyens de tous bords désireux de s'exprimer.
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Un géopoliticien

Pascal Boniface est directeur de l'Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) et enseignant à l'Institut d'études européennes de l'Université de Paris 8. Pascal Boniface dirige également La revue internationale et stratégique (parution trimestrielle depuis 1991) et L'Année stratégique (parution annuelle depuis 1985).

Il a écrit ou dirigé la publication d'une quarantaine d'ouvrages ayant pour thème les relations internationales, les questions nucléaires et de désarmement, les rapports de force entre les puissances, ou encore la politique étrangère française ou l'impact du sport dans les relations internationales. Pascal Boniface publie de nombreux articles dans des revues internationales de géopolitique et intervient régulièrement dans les médias, qu'ils soient nationaux ou internationaux, écrits ou audiovisuels. Il est éditorialiste pour les hebdomadaires Challenges (France), L'Economiste (Maroc), Réalités (Tunisie), et les quotidiens La Croix (France), Joongang Daily (Corée du Sud), La Vanguardia (Espagne), Gulf News (Moyen-Orient), et Al Ittihad (Emirats Arabes Unis). Pascal Boniface anime aussi une émission de géopolitique chaque semaine sur Radio Orient.

Il est membre du Comité de soutien et de réflexion de l'Académie diplomatique africaine et fut administrateur de l'Institut des Hautes études de la Défense nationale (1998-2006). Pascal Boniface préside par ailleurs la Commission de prospective sur l'avenir du football auprès de la Fédération française de football. Il fut également membre du Conseil consultatif pour les questions de désarmement de l'ONU (2001-2005) et membre du Haut Conseil de la coopération internationale (1999-2003). En 2007, il a rendu un rapport au Représentant spécial du Secrétaire général de l'ONU en Afrique de l'Ouest portant sur le thème de «l'environnement de sécurité et le processus de construction de la paix en Afrique de l'Ouest».Pascal Boniface est Chevalier de l'Ordre national du mérite et Chevalier de la Légion d'honneur.
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