Une querelle des cultures
LE MATIN
20 Juin 2008
À 15:31
De la difficulté de la traduction d'un texte d'une langue à une autre, de familiariser un public à un écrivain ou à une culture qui lui sont étrangers, du dialogue entre les cultures dont les références et les repères historiques diffèrent, c'est sur ces questions et bien d'autres, touchant à la création littéraire et artistique, et finalement à l'âme d'un peuple et d'une civilisation que Abdelfattah Kilito porte une réflexion dans cette série de textes traduit de l'arabe par Francis Gouin et publié chez Sindbad Actes Sud, sous le titre «Tu ne parleras pas ma langue».
Un titre qui sonne comme une sentence biblique et en rappelle d'autres : «Tu ne commettras pas d'adultère » ; «Tu ne voleras point» et bien d'autres lois de la Table de Moïse. Et Au fait, ne ressente-t-on pas de la gêne quand un étranger, censé ne pas connaître notre langue, où alors superficiellement, fait montre du contraire en en faisant un bel usage ? Ne serions-nous pas tenté de l'en dissuader en l'invitant à parler sa propre langue, surtout, comme il est le cas ici au Maroc, cet étranger, censé être « l'hôte de notre langue » révèle plus d'intimité que nous-mêmes avec ladite langue.
Kilito raconte à ce propos une séquence d'un vieux film qui met en scène un séducteur italien qui pour se mettre à son avantage devant une belle Américaine en vacance dans son pays, lui propose de parler anglais pour faciliter le dialogue. Que n'étais sa déception lorsque l'Américaine lui fait une contre-proposition en l'invitant à parler sa propre langue à lui qu'elle s'avère maîtriser à la perfection. Pour Kilito, c'est sa manière à elle de le mettre mal à l'aise, de le dominer en définitif : «Elle l'a humilié», «En fin de compte il est aliéné d'une double manière. D'un côté, elle ne lui permet pas d'utiliser sa langue et, de l'autre, elle envahit son langage, le razzie et s'en empare. Il n'est plus maître chez lui et n'a aucun moyen d'entrer chez elle ; aussi reste-t-il sur le seuil de sa demeure, dans l'espoir de prendre une revanche bien improbable.
Si ce personnage avait la possibilité d'interdire sa langue à son interlocutrice, ne se serait-il pas écrié : «Interdit de parler ma langue».
Les Chinois dans ont fait mieux : non seulement ils interdisaient aux étrangers d'utiliser le chinois pour communiquer entre eux, mais les soupçonnaient en cas de violation de l'interdit de manigances politiques contre la Chine. C'est un cas limite, mais qui ne diffère en rien de la gêne individuelle à ce qu'un étranger parle bien notre langue.
Si l'usage d'une langue étrangère est problématique, qu'en est-il des difficultés à faire connaître une littérature, telle la littérature arabe classique à un public qui lui est totalement étranger et dont les références culturelles sont totalement différentes ?
Dans un article appelé «Le Miroir», Kilito évoque une anecdote où il fut invité, à l'occasion d'une manifestation culturelle à Strasbourg, à présenter les Séances de Hammadani (les Maqamats) à un public français qui n'en a jamais entendu parler.
Imaginer la somme des difficultés qu'il a eues à affronter malgré sa maîtrise du sujet et de la littérature arabe classique en général. Dans quel siècle devrait-il le situer ? Le 4e siècle de l'Hégire qui ne rappelle rien à son public européen où alors le 10e siècle chrétien dont ni le contexte ni les références ne sont ceux de la société de Hammadani, ni ceux de la littérature arabe.
Comment d'un autre côté rapprocher l'auditoire de Hammadani sans le comparer à un auteur européen de son époque. Mais qui dans ce public connaîtrait des auteurs européens du 10e siècle.
«Nous touchons ici un sujet lié à la mémoire littéraire», écrit kilito. «Quand j'évoque la littérature arabe ancienne, j'utilise toujours la date hégirienne (...). Durant sept siècles, la littérature arabe a connu une longue période de léthargie et ne s'est réveillée, n'a secoué sa torpeur qu'au 13e siècle. de l'Hégire (19e siècle. A. J.-C.) grâce à des auteurs comme Rifa'a Tahtawî et Ahmed Fâris Shidyâq».
Et de conclure : «Ainsi, la littérature arabe est soumise à un double calendrier. Liée au début, et pour une longue période, au calendrier hégirien, elle est passée un beau jour, sans préavis, au calendrier grégorien ! Un jour, après un sommeil de sept siècles, elle s'est réveillée en sursaut et a lestement sauté six siècles pour se retrouver au cœur du 19e, dans un temps et un horizon différents. Elle a bondi de son comput originel à un autre différent, étranger.
La mémoire arabe, sous cet angle, se répartit en trois périodes : une première période aux traits distincts, une deuxième caractérisée par le sommeil et enfin une troisième qui dure encore et où la mémoire a perdu ses repères habituels et s'est incorporée à une autre et une autre mesure du temps.» On est tenté d'ajouter : à une autre «unité de mesure de qualité et d'intérêt», celle de la comparaison. Ainsi, un auteur arabe, quelle que soit sa valeur dans la littérature classique, n'en a aucune lui conférant un droit de cité, que dans la comparaison avec un autre auteur européen. Charles Pellat, un orientaliste de renom, qui trouve la littérature arabe classique ennuyeuse, n'accorde sa grâce qu'à un seul auteur : al Jahiz qu'il compare à Montaigne. Ce qui le met d'accord avec l'Allemand Adam Metz qui lui trouve Al Jahid plutôt comparable à Voltaire.
L'auteur de «L'épître des animaux» n'est pas le seul à être trimballé d'une référence à une autre, le poète «Umar Ibn Abi Rabî'a n'est digne d'attention aux yeux du même Pellat que parce qu'il aurait des affinités avec les grands érotiques européens.. Al Maâri est reconnu par comparaison à Dante, bien que ces auteurs européens soient beaucoup plus postérieurs à l'objet de leur comparaison.
Un autre texte évoque les difficultés de traduction d'une culture à une autre, notamment la traduction trop approximative de La Poétique d'Aristote par Mataâ Ibn Younes, et le commentaire confus qu'Ibn Rochd a consacré à ce livre, et qui fait dire à un critique égyptien que c'est cette mauvaise traduction qui a fait manquer le rendez-vous des Arabes avec le théâtre.
Peut-on parler une langue sans connaître ses référents culturels et historiques ? C'est la grande question qui se pose dans chacun des 8 chapitres qui composent ce livre très plaisant.
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D'une langue l'autre Peut-on maîtriser deux langues ? Peut-on y exceller en même temps ? Comment passer de l'une à l'autre ? Comment se comporter entre les deux ? Comment s'en sortir avec la traduction qu'on est en permanence forcé de pratiquer ? Pourquoi nous réjouissons-nous lorsque des étrangers parlent notre langue? Mais pourquoi, aussi, n'aimons-nous pas, malgré nos dénégations, qu'ils la parlent comme nous ?
S'appuyant sur une vaste culture littéraire, arabe et occidentale, ancienne et moderne, l'auteur s'interroge dans un style incisif, et avec beaucoup d'humour, sur l'attitude des Arabes, hier et aujourd'hui, à l'égard de leur langue et celles des autres.
Abdelfattah Kilito est né en 1945. Professeur à la Faculté de lettres de Rabat, il a enseigné aussi à Paris, Princetown et à Harvard. Il est l'auteur d'une dizaine d'essais dont les "Séances, "L'Auteur et ses doubles", "L'Oeil et l'aiguille" ainsi qu'un roman, "La Querelle des images et d'un recueil de nouvelles" et "En quête". Il a obtenu en 1989 le grand Prix du Maroc et en 1996 le Prix du Rayonnement de la langue française attribué par l'Académie française.