L'humain au centre de l'action future

« Comme tous les soixante-huitards, je rêvais de changer le monde»

Militante d'un autre temps, Khadija Tnana est aujourd'hui une femme engagée, d'un autre genre. De la politique à la peinture, il n'y a qu'un pas que ce petit bout de femme a franchi avec bonheur. Rencontre avec une «voix» surgie de la ville de Tétouan.

04 Juillet 2009 À 16:27

LE MATIN : Vous êtes arrivée un peu en retard à la peinture. Pourquoi avoir attendu si longtemps ?

KHADIJA TNANA :
J'ai travaillé à Fès en tant qu'adjointe du maire pendant 9 ans. Ce n'est qu'en 1993 que j'ai décidé de laisser tomber la politique pour passer à autre chose. A côté de mes fonctions à la wilaya de Fès, j'étais responsable au secrétariat national à l'USFP et enseignante à la faculté. Je n'avais donc pas le temps de faire de la peinture. En 1960, je sentais que je pouvais faire de la création quand j'étais à Paris. C'est à cette époque que j'ai vraiment eu envie de peindre. J'étais étudiante et vouais une réelle passion pour l'art et la politique. Bien avant même, dès mon jeune âge, j'ai été attirée par l'art sous toutes ses formes. Mais à l'époque, Tétouan manquait d'infrastructures artistiques. Certes, il y avait l'Ecole des Beaux Arts, mais elle n'avait pas le rayonnement d'aujourd'hui. Au niveau de la danse, il n'y avait pas de structure pour une formation académique. Je me contentais donc de suivre de loin tous les domaines de la création. C'est là où je me suis orientée plus vers la politique jusqu'en 1993.

Est-ce à dire qu'avant 1993 vous ne touchiez pas à la peinture ?

Si, mais je me contentais de copier les impressionnistes comme Goguin, par exemple à tel point qu'on m'a surnommé madame Goguin. Ensuite j'ai commencé à exécuter des œuvres de composition, au niveau des couleurs, par copiage. Mais au bout d'un certain temps, j'ai décidé d'arrêter de faire comme les autres pour peindre des œuvres qui portent une part de moi-même. En 1993, j'ai décidé de changer de voie. A l'époque, j'enseignais l'histoire des idées politiques. Je connaissais toutes les théories, les jeux, les règles ainsi que le machiavélisme qui caractérise la vie politique. Comme tous les soixante-huitards, je rêvais de changer le monde. Mais finalement, c'est le monde qui nous a fait changer. Cela dit, je n'étais pas vraiment une femme politique, mais plutôt une militante. Aujourd'hui, le militantisme n'est plus ce qu'il était avant. Il s'est transformé en mouvement d'extrême gauche ou en anarchisme. J'avoue que je suis un peu anarchiste. Cela me permet une certaine liberté.

Que représente la peinture pour vous aujourd'hui ?

C'est toute ma vie. Je ne vis que pour elle et je ne pense qu'à l'art quoiqu'à côté, je fais d'autres choses. Dernièrement, j'ai écrit une pièce de théâtre intitulée « Tata M'barka » qui a été jouée à Tétouan et à Rabat. C'était un peu le repos du guerrier.

Certaines de vos toiles portent la signature « Tata M'barka ». Pourquoi ce choix ?

Ce nom renvoie aux esclaves qui existaient en début du siècle dernier au Maroc. Les femmes, aussi bien noires que blanches, étaient vendues à «Lgharsa lakbira» comme du bétail. Signer mes œuvres de ce nom est pour moi une manière de leur rendre hommage.

Vous travaillez beaucoup sur le corps de la femme. Pourquoi est-ce qu'il vous inspire tant ?

J'appréhende le corps en tant que support. Il n'est pas un but en lui-même. C'est tout simplement un moyen qui me permet d'exprimer ce qui se passe au fond de moi. J'ai toujours eu un rapport assez spécial avec le corps. Très tôt dans ma vie, j'ai été politisée vu que mon père était l'un des fondateurs du mouvement nationaliste à Tétouan. J'ai vécu plein dedans et j'étais imprégnée par la cause féminine avant même que je commence à lire Simonne de Beauvoir, Fatèm Mernissi ou encore Nawal Saâdaoui. Une fois j'ai découvert leurs livres, j'ai trouvé qu'elles correspondaient à mes idéaux. Je me posais souvent des questions sur les rapports entre les hommes et les femmes. Je me demandais pourquoi je devais faire des choses dont mon frère était dispensé. Je refusais surtout les réponses du genre « C'est comme ça ». Alors dans ma peinture toutes ces réflexions et ces interrogations surgissent.

Dans certains de vos tableaux, il y a également le corps de l'homme ?

Dans cette exposition qui s'inscrit dans le cadre du festival « Voix de Femmes»,
on ne voit pas beaucoup de corps d'hommes, mais j'ai beaucoup de tableaux
où on voit l'homme qui essaie de saisir le corps de la femme à travers les parties sensibles de sa physionomie parce que c'est tout ce qu'il voit d'elle.

Quels sont vos rapports avec les couleurs ?

Je travaille surtout avec le marc de café. Je me suis déjà essayée au sable et à la terre mais ça n'a pas marché. J'ai finalement opté pour le café parce qu'en plus
de la couleur on a l'odeur. J'utilise parfois les couleurs acryliques quoique
celle dominante c'est le marron parce qu'elle est naturelle.

Pensez-vous qu'on peut parler d'une peinture au féminin ?

C'est un débat qui concerne l'art en général. Est-ce qu'on peut dire qu'il y a une écriture, une peinture féminines... Personnellement, je n'ai pas de réponse définitive. Parfois, je sens qu'il y a l'influence du corps sur l'écriture. Chacun de nous écrit avec son corps et ses sentiments. Mais certains moments, quand je me trouve devant un tableau, je me dis qu'il pourrait être exécuté aussi bien par un homme que par une femme. En réalité, je penche pour la tendance de l'influence du corps parce que les femmes ont refusé l'art vu qu'il était considéré comme un domaine réservé à l'homme. Et puis avec le temps, les femmes ont commencé à investir cet espace. Au début les femmes, qui n'avaient pas l'expérience de l'écriture ou de la peinture, ont commencé à parler d'elles-mêmes. Aujourd'hui, on assiste à ce retour vers soi de la part de tous. En fin de compte, on est à la fois femme et homme.
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L'hommage refusé

Lors de la deuxième édition du Festival Voix de Femmes, le nom de Khadija Tnana figurait sur la liste des femmes auxquelles cet événement rendrait hommage. Mais le jour «J», c'est une autre artiste qui a eu droit à cet honneur. A l'origine de ce changement, le refus de Khadija Tnana de bénéficier de ce privilège parce que jugeant qu'elle ne le méritait pas. « Je n'ai rien donné à la ville de Tétouan qui me vaille cet hommage », affirme-t-elle, déterminée. ET d'ajouter : « En plus, il fallait faire les choses dans les règles de l'art par respect pour ma personne. Il ne suffit pas de monter sur une tribune et d'acclamer mon nom ».
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