Mostafa Kharoufi est sociologue et géographe. Il est également diplômé de sciences politiques. Il a conduit plusieurs études et recherches sur les villes et leurs marges aussi bien au Maroc qu'en Egypte et au Soudan et a publié des articles et des ouvrages au Maroc, en France, aux Etats-Unis et au Canada.
LE MATIN
21 Septembre 2009
À 18:41
Dans cet entretien, il aborde la sainteté et son impact sur la société marocaine à travers une observation de terrain très proche des réalités vécues, puisqu'elle saisit sur le vif cet univers de croyances, de traditions et de cultes que Kharoufi tente de restituer dans sa double dimension historique et anthropologique. Car, comme il le souligne, les influences de la sainteté façonnent et restructurent villes anciennes et campagnes et montrent la réelle portée de la parole inspirée. A la représentation commune des espaces périurbains et de campagne qu'il connaît remarquablement bien, il ouvre ces espaces sur d'autres lieux, jusqu'à des échelles parfois déroutantes. Dans toutes les régions du Maroc, l'existence de sanctuaires religieux, écrit-il, rappelle des survivances magico-religieuses d'une haute antiquité.
Les mosquées-mausolées qui abritent les reliques des saints représentent de véritables repères qui font découvrir la « géographie des territoires », à ceux et celles qui font peu de sorties extraordinaires. Partie prenante de multiples réseaux et canaux d'information que les femmes et les hommes savent mettre en prise avec divers lieux et milieux, ils rappellent aujourd'hui aux visiteurs de différentes régions une présence constante, familière et rassurante. A l'échelle de tout le territoire marocain, les saints et leurs légendes composent un fonds d'histoires connues, répétées et chéries. En témoigne toute l'importance sociale des pèlerinages et tout un lexique de valeurs qui intervient à l'échelle individuelle, dans la sphère familiale et dans la relation à la communauté et qui révèle les croyances, les pratiques religieuses et les mentalités des personnes.
Mostafa Kharoufi est sociologue et géographe. Il est également diplômé de sciences politiques. Il a conduit plusieurs études et recherches sur les villes et leurs marges aussi bien au Maroc qu'en Egypte et au Soudan et a publié des articles et ouvrages au Maroc, en France, aux Etats-Unis et au Canada.
LE MATIN : Les mosquées-mausolées qui abritent les reliques des saints représentent, dites vous, de véritables repères qui font découvrir la «géographie des territoires». Comment pourriez-vous illustrer cela?
Mostafa Kharoufi : En milieu rural, les sanctuaires ont souvent été à la base d'un système de repères commandant la trame de régions entières. Il en est ainsi de la zaouia de Sidi M'hamed Charki, saint patron des Charkaoua et fondateur de la ville en 1601. Un événement qui fit de Boujaad un centre important où convergent, par milliers, pour les besoins du négoce ou en quête de la bénédiction du sanctuaire religieux, des groupes issus des Chaouia et des Ourdigha, en provenance du piémont de l'Atlas et du ''pays Zaïan''. Il faut rappeler que ce sanctuaire prolonge un axe mystico-religieux qui commande le Tadla et tout le piémont du Moyen-Atlas (zaouias de Sidi Ali Ben Brahim, d'Ishaak, Bendaoud Chaoui, Abi Al Kacem Ben Zaari), essaimant une même spiritualité soufie (Jazoulia-Chadiliya), dont les pôles sont à Marrakech et ses environs. L'obole apportée à ce jour par les quelque 150.000 personnes en septembre, lors du moussem annuel, provient non seulement des régions limitrophes, mais également des Rehamna, Abda et Doukkala et témoigne de l'audience acquise par la zaouia depuis cinq siècles.
Ce sont ces mosquées-mausolées et zaouïas qui ont permis un ''maillage des populations et des alliances'' entre tribus. En d'autres termes, on pourrait lire l'histoire dans la géographie des mausolées...
Tout à fait. La zaouïa joue un rôle d'apaisement et de tolérance. Sa sollicitude touche notablement les populations des environs, leur accordant protection et médiation en cas de conflit, conduisant conséquemment à l'intégration de toute une région. Elle édifia les ''Dchour'' dans les ''pays'' des Bni Smir, des Ouled Azzouz, des M'fassis, des Smaala, creusa les puits, planta les vergers et fit la part belle aux activités artisanales. La Chaouia au Tadla, entregent et alliances conclus par le soin des Cherkaoua, va cimenter les relations entre des groupes parfois rivaux et marquer de manière indélébile la mémoire collective des Béni Zemmour, Ouled Youssef, Gheraba, Guettaya, Ouled Yaich, Ouled Azzouz, Mfassis, Moualin Bel-Gharraf, Ouled Abdoun, Béni Ikhlef, El Gfaf, Ouled Brahim, Béni Mansour, Smaâla, Béni Khirane, Béni Moussa, Béni Smir, les Ouled Bou Ali, Ouled Youssef Charquiynes, Béni Maadane, Béni Amir et Béni Moussa. Connaître Boujaad convie à d'autres découvertes sur les lignages, les genres de vie, le vécu collectif, la toponymie d'une région faite de pérégrinations et de démarches de groupes tribaux parfois méconnus. Les Béni Zemmour, localisés aux portes de la ville, composés des Chougrane, Rouached, Béni Batou et Ouled Youssef; les Samaala, constitués des Ouled Issa et des Madna; et les Ourdigha, voisins que forment Ouled Bhar Kebar, Ouled Abdoun, Ouled Brahim et Ouled Bhar Seghar, sont affiliés par l'historiographie à une origine arabophone, comme l'atteste entre autres indices, l'usage de la tente qui a longtemps accompagné la transhumance des troupeaux.
Les déplacements des marabouts servent ainsi de repères et de marqueurs des tribus dans une région donnée. Et l'histoire nous révèle, au-delà des brassages, un jeu d'alliances et de descendances, comme celles des saints du Maroc qui ont également marqué la région du Sud: celle du Sahara mais pas seulement puisque, dites vous, ils ont poussé leurs avancées jusqu'au Soudan et au Sénégal où l'on retrouve une trace de leur vie?
Il faut rappeler que l'ancêtre des Réguibat Lagouacem n'est autre que Sidi Ahmed Réguibi, un ''Charif'' descendant de Moulay Idriss dont la sainteté contribua à accroître ses disciples et qui aurait parcouru Lamhamid, rive droite de l'Oued Draa, les régions de Chebeika et de Zemmour, au sud du centre de Boukraa. La ''qubba'' construite autour de sa tombe dans l'Oued Khachbi, affluent de l'Oued Zit, rive droite de la Séguia El Hamra est à ce jour un lieu de pèlerinage fréquenté, entre autres, par les Ouled Moussa les Souaed, les Lemoidhine et les Ouled Daoud. Entre ces derniers et les Réguibat Charg ou Lagouacem, installés dans le Zemmour où ils possédaient depuis longtemps des terrains de cultures et des «mers» ou silos, les liens cimentés par la descendance d'un même ancêtre sont, en outre, valorisés par le statut de chorfas: dispensés de payer les droits pour accéder aux parcours, ils jouissaient d'une situation qui leur facilita l'accès aux marchés de Marrakech où ils pouvaient se livrer à des transactions commerciales sans être soumis aux taxes. D'autres tribus ont connu une évolution similaire: Ouled Tidrarin qui bordent la côte de Dakhla à Boujdour, grands nomades dont l'aire de parcours va de Saguia El Hamra au Trarza en Mauritanie. Leur ancêtre Sidi Saïd Bou Chambour est originaire d'une tribu vivant dans les montagnes du Rif, au nord de Ouezzane. Son fils Sidi Ahmed s'est fixé au Sahara au cours du IVe siècle de l'Hégire et y a acquis une renommée égale à celle de Sidi Ahmed Ould Reguibi et de Sidi Ahmed El Aroussi, ancêtres éponymes respectifs des tribus Réguibat et Aroussiyine. Ces derniers auraient à leur tour des liens avec la tribu des Béni Arouss, du «pays» Jbala au Nord du Maroc. El Aroussi, qui a fréquenté les maîtres de Fès et acquis tout jeune une notoriété de saint, eut de nombreux disciples et vécut jusqu'à sa mort à Séguia El Hamra. Son mausolée est à ce jour le lieu d'une grande vénération… Il y a lieu d'évoquer les ''Tekna'', constitués à eux seuls de douze groupes et totalisant presque autant de personnes que les Réguibat Lgouacem et du Sahel. S'ils sont pour une large part dans l'arrière-pays de Tarfaya et dans toute la vallée inférieure de l'Oued Draa, leur terrain de parcours englobe tout l'espace présaharien entre Tagoumit et Ifni, allant au sud du Sahara atlantique jusqu'à Dakhla, et à l'est, couvrant toute la partie de la Saoura entre Tindouf, Tifouchy et l'Iguidi. Ils comprennent, entre autres fractions, les Ouled Mechbouk, groupe intermédiaire voisin des Aït Bella vivant aux alentours de Goulimine et les Aït Lahcen qui partageant le littoral avec les Meyat... Les Filala, originaires du Taflalet, sont, quant à eux, restés longtemps à Boukraa, avant de remonter s'installer à Hagunia, lieu où l'eau, dit-on, est l'une des meilleures du Sahara et où leur saint patron, le Cheikh Ahmed Bensaïd Mohamed Bensisi Boubaka, a fondé une zaouïa. Il s'agit d'un groupe qui a su étendre son influence culturelle et juridique dans l'ensemble du Sahara, de l'Oued Draa à Tiris El Gharbia. Cumulant l'enseignement, les fonctions de cadi, ces derniers ont codifié la législation traditionnelle (chariâ) et les sciences qu'ils dispensaient dans les campements nomades. Ils vivent d'offrandes des pèlerins qui affluent de tout le Sahara pour pouvoir bénéficier de leur ''baraka'' et écouter leur bonne parole.
Il y a aussi Smara, si bien décrite par Michel Vieuchange qui s'y était rendu au début du siècle dernier...
L'histoire de la ville sainte de Smara est celle d'une cité qui a surgi du désert grâce au cheikh Ma El Aïnin. Lieu de convergence des tribus venues de très loin sur une terre qui donne l'impression qu'elle ne pouvait pas les recevoir, une terre où l'eau était rare… Son fondateur avait une influence incontestée dans l'Adrar et la Séguia El Hamra où il s'installa en 1888, après y avoir construit la ville qui symbolisa à l'époque la renaissance des Sanhaja… Ma El Aïnin qui, dit-on, jouissait d'une sorte de délégation totale d'autorité, trouvant appui et soutien auprès des Souverains du Maroc, était d'ailleurs reçu à la cour royale avec tous les égards, tant son prestige était grand auprès des ouléma (savants) de Fès et de Marrakech, lesquels étaient émerveillés par ses ouvrages sur le mysticisme qui lui donnait volontiers le titre de ''Qutb'' (pôle dans la hiérarchie mystique). Célèbre également pour avoir prêché l'union de toutes les confréries pour une lutte commune contre l'envahisseur, menée au nom du Sultan du Maroc, il se réfugia à Tiznit où il mourut en octobre 1910, laissant aux Ahl Ma El Aïnin, un héritage qui prônait déjà la régénération et la modernisation du panislamisme …