«Je porte en moi l'humanité. Je suis un carrefour de disciplines»
L'artiste expose actuellement à la Villa des arts de Casablanca une collection d'œuvres réunies sous le thème «Histoires d'homme», et ce, jusqu'au 25 décembre. Les statuts, tableaux et bijoux que donne à voir l'exposition disent toute la richesse du parcours de cette grande dame.
LE MATIN
15 Novembre 2009
À 12:17
LE MATIN : Vous avez une technique personnelle assez particulière que vous appelez «technique de la cire perdue», pourquoi vous la qualifiez ainsi ?
Nisa Chevènement : La cire est très fragile et présente l'avantage de permettre de lier les personnages les uns aux autres. Tout le travail est effectué à base de cette matière très légère. Ensuite, tout est fondu en bronze. Ce qui confère à l'œuvre une espèce de solidité très légère. Mais un montage comme ça ne peut pas rester en cire. Il s'effondrerait à la moindre chaleur. Raison pour laquelle je donne à fondre en bronze assez vite après que j'aie exécuté la sculpture. Et c‘est ainsi que la cire se perd. On imagine qu'un travail comme le vôtre demande beaucoup de patience et vous prend énormément de temps. Cela dépend des sculptures. Il y en a qui sont grandes et lourdes, celles-là je ne les ai pas ramenées parce qu'il est trop compliqué de les transporter. Il y en a une qui m'a prise 3 ans. Néanmoins, une fois que j'en ai élaboré une, dans le même esprit, une autre suit parce que j'ai résolu le problème. Car avant de passer à la grande pièce, j'en ai fait trois ou quatre de petite puis de moyenne dimension pour bien maîtriser la technique, un peu comme en construction. Mais d'une manière générale, je ne comptabilise pas le temps.
Pourquoi avoir fait le choix de travailler sur un thème aussi complexe et aussi lourd comme celui de l'histoire de l'humanité ?
Parce qu'il est en moi. Il paraît que j'ai besoin de quelque chose de très lourd. Je porte en moi l'humanité (rires). Je suis issue de plusieurs cultures. Je suis un carrefour de disciplines : philosophie, psychologie, politique, art. J'exerçais effectivement mon métier de psychologue. En vivant entre les deux cultures, celle de l'Orient et celle de l'Occident, cela m'a marquée et je voulais réaliser quelque chose à partir de cette richesse. Forcément, mes œuvres laissent transparaître mon expérience personnelle. Au début, je ne réalisais pas ce qui m'arrivait et niais ce que je faisais. Mon travail était assez oriental, africain même. Je me suis toujours posé la question de savoir pourquoi cet attachement à l'Afrique alors que je vis depuis 40 ans en France. La réponse est toute simple. C'est ma terre natale. Pour répondre à votre question, je dirais que d'une manière générale, c'est l'histoire de l'homme qui m'intéresse. Quand je regarde mon histoire, c'est à travers celle de l'homme que je la perçois. J'essaie de la situer et de la relativiser.
Sculpture, peinture, bijoux. Est-ce que vous avez la même démarche pour tous ces genres ?
Cela dépend des moments. Quand je travaille sur une sculpture très lourde, il m'arrive d'abord de m'amuser à réaliser de toutes petites pièces ou de me dire que ce serait pas mal d'en faire un bijou. Mais cela reste une pause. Car en réalité, une activité me renvoie à une autre. Je n'arrête jamais. Je peux commencer deux ou trois sculptures en même temps. Alors quand je dis qu'une œuvre m'a prise deux ou trois ans, ce n'est pas tout à fait vrai puisque, entre-temps, j'ai accouché d'un tas d'autres. Une sculpture est porteuse de beaucoup d'autres. Elle éveille en moi plusieurs directions que je note pour les concrétiser dans une petite sculpture. Après, il s'avère que j'en ai déjà un.
Cette exposition a sillonné plusieurs parties du globe. Comment en percevez-vous la réception auprès du public ?
A mon avis, c'est une exposition qui marche beaucoup parce que les gens savent lire dans les multiples suggestions que leur offrent les œuvres. Ils ont des exodes, des errances, des arches de Noé… qu'ils lisent à travers leurs cultures. Mais je ne sais pas comment ils font cette lecture. En Asie, cette exposition a eu du succès. En Afrique noire, je n'ai pas encore essayé. Et c'est la première fois que je viens dans un pays arabe. C'est pour cela que le test de Meknès était très important pour moi. Il y a eu presque 10.000 visiteurs. Je suis très contente.
Est-ce que vous sentez que le public tente de comprendre les références bibliques que renferment vos sculptures ou est-ce qu'il en fait une lecture personnelle ?
Mes œuvres n'ont pas besoin d'explication. Toutefois, il y a des gens pour qui c'est trop fragile. Ils ne tolèrent pas regarder ces sculptures qui matérialisent une certaine vision qu'ils redoutent. Mais il y en a d'autres qui y voient un hymne à la vie. Il est fort probable qu'une personne qui n'aime pas la foule ne va pas les apprécier. Cela fera surgir une angoisse au fond d'elle. Tout dépend, donc, de la personnalité des spectateurs.
Et vous, qu'est-ce que vous y voyez ?
La vie pousse comme un arbre. Nous ne sommes que des petites feuilles. Si on voit de l'angoisse dans mes sculptures, c'est probablement parce que je donne à voir quelque chose qui existe. Par exemple dans la sculpture «l'échelle de la vie», on monte, on grimpe les uns sur les autres pour arriver. Chaque niveau porte un nom. Cela peut être votre propre étape comme Zellepeut être celle de l'être humain.Il y a une unité entre les deux. Chacun est juché sur lui-même et sursa propre construction, sa communauté, sa tribu, sa famille…
La foule est omniprésente dans vos sculptures. Pourquoi ?
Pour que mes sculptures puissent traduire l'histoire humaine, il faut que j'y mette un certain nombre de personnages anonymes. Les humains sont tous semblables chez moi et ont la même taille. Ils constituent à eux seuls un édifice où on ne peut pas les identifier comme étant Pierre, Jacques, Mohamed… Ils sont tous anonymes. C'est comme si je regardais de très loin les hommes. C'est dans ce qu'ils ont de semblablequ'ils m'intéressent. --------------------------------------------------------------------
Bio express
Nisa est née en Egypte. Après avoir fait des études des Beaux-arts au Caire, elle étudie la psychologie en France. Où elle s'installe et épouse Jean-Pierre Chevènement. Sa vie et son expériense fusionnent au carrefour des cultures occidentales et orientales, ses œuvres en sont les héritières. Elle a exposé à Paris, Biarritz, Bruxelles, Athènes, Mexico, Madrid, Milan, Monaco, Beyrouth, ainsi qu'au Musée des Beaux-arts de Taïwan. Elle a participé aux Biennales de Shanghai et de Pékin. «Il y a quelque chose de paléolithique, d'immémorial et de matriciel dans ces démiurges miniatures. Sa glaise est une cire, son soleil, un bec de gaz, son souffle, une spatule. Et le cosmos qui sort de ses mains, à mi-chemin entre un décor de théâtre et un tohu-bohu», souligne Jean-Claude Carrière, écrivain et scénariste français.