Fête du Trône 2006

Mohammed V : «Je ne trahirai pas la mission que mon peuple fidèle m'a confiée et dont il m'a chargé»

Dans son ouvrage «Le Défi», S.M. Hassan II consacre un chapitre entier à l'épreuve de force du 20 août 1953 : «(…) Mon père ne cède pas. Le 20 août 1953, premier jour de l'Aïd El Kébir, la Grande Fête islamique, Rabat est en état de siège.

19 Août 2009 À 15:03

Il est 13h30 lorsque le Roi, qui achève de déjeuner, apprend que le général Guillaume désire être reçu officiellement une demi-heure plus tard. Le Palais est encerclé, chars et voitures blindées pointent leurs canons et leurs mitrailleuses sur la grande porte. Le général Guillaume arrive, escorté de troupes spéciales armées de mitraillettes. Notre garde est désarmée, collée face au mur les bras en l'air. Le Résident entre dans le salon d'audience en compagnie du général Duval, commandant supérieur des troupes françaises au Maroc, de M. Dutheil, directeur de la Sûreté et de quelques autres fonctionnaires. Mon père a eu tout juste le temps de passer une djellaba sur son pyjama. La chaleur est étouffante. Le Résident s'adresse brièvement au Souverain : «Le gouvernement français, pour des raisons de sécurité, vous demande d'abdiquer. Si vous le faites de plein gré, vous pourrez, vous et votre famille vivre en France librement et hautement considérés.» Mon père, très calme, refuse et dit : « Rien dans mes actes et mes paroles ne saurait justifier l'abandon d'une mission dont je suis le dépositaire légitime. Si le gouvernement français considère la défense de la liberté et du peuple comme un crime qui mérite châtiment, je tiens cette défense pour une vertu digne d'honneur et de gloire.»

Le général prie Si Maâmri, que nous connaissons, de traduire bien exactement ses paroles : « Si vous n'abdiquez pas immédiatement de votre plein gré, j'ai mission de vous éloigner du pays, afin que l'ordre public soit maintenu.» Afin que Si Maâmri puisse fidèlement traduire, le Roi répond lentement : «Je suis le Souverain légitime du Maroc, jamais je ne trahirai la mission dont mon peuple confiant et fidèle m'a chargé. La France est forte, qu'elle agisse comme elle l'entend.» Tout est dit. Le général nous fait appeler, mon frère Moulay Abdallah et moi. Il se tourne vers le Souverain : «Nous vous emmenons vous et vos deux fils.» 
Il fait signe à un officier de gendarmerie qui, revolver au poing, pousse mon père devant lui, je crains qu'il soit abattu sur place. Nous suivons, mon frère et moi, poussés nous aussi, deux mitraillettes braquées sur notre dos.
Nous sommes embarqués dans trois voitures, sans qu'il nous soit même permis de changer de vêtements et d'emporter le moindre bagage. Conduits à l'aérodrome militaire de Souissi, nous y sommes gardés à vue. Mon père demande à boire. Mais on nous donne l'ordre de prendre place dans un DC-3 dont le moteur tourne. J'interviens alors : mon père, malade, supportera difficilement un voyage aérien. On téléphone au médecin du Roi, le Dr Dubois-Roquebert qui accourut et confirme mes craintes. On ne tient aucun compte de son avis.

Un gendarme tend au Souverain sa gamelle avec un peu d'eau. Il remercie et refuse. On nous pousse dans l'avion qui décolle pour une destination inconnue, à 14 heures 45. Où allions-nous ? Nous n'en savions rien. Ce DC-3, destiné à l'entraînement des parachutistes, était dépourvu de tout confort. Outre l'équipage et le colonel Carbonier, de la Résidence générale, nous étions entourés d'une douzaine de policiers armés jusqu'aux dents, qui saucissonnaient au vin rouge, fumaient et échangeaient des plaisanteries qui n'étaient pas des plus fines. Plus tard, ils jouèrent à la belote. Je reconnus l'accent corse. L'avion tanguait, piquait du nez et se traînait à une vitesse de croisière qui dépassait à peine le 200 km/h. Nous passâmes au-dessus de Meknès, Fès, Taza, Oujda et longeâmes la côte algérienne. Puis l'avion avait survolé la Méditerranée. La rudesse du traitement que nous subissions me faisait craindre le pire pour mon père. Exténué de fatigue, il se coucha sur un banc de bois. Je le soutins de mon mieux. Il murmura : «Je ne vois pas la terre de nos pères. Adieu chère patrie. Que Dieu protège tous les nôtres ! Ils vont souffrir et nous ne pourrions plus rien faire pour eux.»

Il avait les larmes aux yeux et nous priâmes tous trois en silence. Peu après, le colonel Carbonier nous révéla que notre destination pourrait bien être la Corse. En effet, l'avion se posa vers 22 heures sur l'aérodrome d'Ajaccio. Nous descendîmes de l'appareil, le colonel disparut et, dans la nuit, nous fûmes entourés par des soldats en armes, à l'attitude équivoque. S'agissait-il d'un service d'ordre, ou d'un peloton d'exécution ? Enfin arriva à la tête d'un important cortège, le préfet de la Corse, M. Sarveux. C'était un galant homme qui pria mon père de l'excuser : on venait tout juste de le prévenir de notre arrivée. Nous fûmes ses hôtes à la préfecture, où le Souverain passa la nuit à prier. Telle fut la première étape de notre exil. Nous nous retrouvâmes en famille à Zonza, au sud-est de l'île, à l'Hôtel du Mouflon d'or puis à l'Hôtel Napoléon de l'île Rousse, surveillés jour et nuit par une centaine de gendarmes, de gardes républicains et de policiers. En notre triple qualité de bannis, de proscrits et de déportés, il nous était impossible de ne pas évoquer l'île d'Elbe et Sainte-Hélène.

Nous étions prisonniers mais à nos frais. Le Souverain devait payer notre prison, le personnel de l'hôtel et nos gardiens. Nous passâmes trois mois à l'île Rousse et le gouvernement français préleva, sur les «biens personnels du Sultan», mis sous séquestre, la modique somme de vingt-six millions de francs qui servit à payer la note de l'hôtelier, ainsi que l'entretien des soldats et policiers qui, autour de nous, faisaient vigilance. Je n'ai jamais pu comprendre comment M. Georges Bidault, ministre des Affaires étrangères, avait pu croire que notre captivité signifiait une victoire de la «Croix sur le Croissant», ce qui, ajoutait-il, «le faisait rêver à Jérusalem». A son avis, la Corse était trop proche du Maroc. Il redoutait que nous fussions enlevés par un commando, aussi mystérieux que redoutable, qui n'existait que dans l'imagination des journalistes. Néanmoins, fin janvier 1954, nous fûmes transférés à Madagascar, en attendant qu'une «résidence définitive» nous fût préparée dans le Pacifique, Tahiti. C'est ainsi que nous nous retrouvâmes tous à Antsirabé à 160 km au sud de Tananarive, à l'hôtel des Thermes, établissement qui me semblait évadé d'un roman de Joseph Conrad annoté par Marcel Proust. Les premiers mois d'exil furent les plus pénibles. Le Souverain pensait surtout à son peuple en détresse. Ce qui l'affectait aussi c'est la calomnie dont il se savait accablé par la presse, en France et au Maroc, alors qu'il était captif et empêché de se justifier. (...)

(…) Le premier moment de stupeur passé, le peuple marocain avait commencé une lutte insurrectionnelle. Avec un grand courage, Allal ben Abdellah, le 11 septembre 1953, avait attaqué Mohamed ben Arafa alors qu'il se rendait en cortège à la mosquée Ahl Fas, dans l'enceinte même du palais, à Rabat.
Ce fut le signal d'une action violente, ardemment nationale, conduite par une jeune élite marocaine (…) «Ce qu'il importe de savoir, écrivait François Mauriac dans le bulletin de l'Association France-Maghreb, c'est ce que Sidi Mohammed ben Youssef fut aux yeux de son peuple et ce qu'il est resté : le chef religieux d'une part, l'incarnation vivante des espoirs de la jeunesse cultivée et du prolétariat des villes. Jamais il ne fut plus puissant qu'aujourd'hui…» Il advint ce que le Souverain s'était proposé d'éviter: terreur et contre-terreur exercèrent leurs ravages.
Le général Guillaume dut quitter le Maroc sous les grenades. Il fut remplacé par Francis Lacoste, puis par Gilbert Grandval, qui descendait de la Ruhr, enfin par le général Pierre Boyer de la Tour du Moulin qui, de Paris, recevait des ordres du général Kœnig. Délégués par des gouvernements à la poursuite d'une difficile majorité, ils ne représentaient pas la France mais, à Rabat, des intérêts qui n'étaient ni ceux de la nation française, ni ceux du peuple marocain.
Le trône étant vacant depuis août 1953, tout dialogue avec un authentique représentant de la nation marocaine leur était interdit.

Contradictions et difficultés insurmontables créèrent bientôt une situation sans issue. En désespoir de cause, on décida de dialoguer avec le proscrit d'Antsirabé et de l'amener à résipiscence. De retour à Antsirabé le 16 octobre 1954, le Dr Bubois-Roquebert était à nouveau chargé de proposer à l'exilé d'accepter qu'un troisième souverain régnât à Rabat. Mon père fit au chirurgien cette réponse pleine de sagesse : «Vous me connaissez depuis dix-sept ans et vous savez que j'ai toujours été loyal vis-à-vis de la France, avant et après 1939. Bien que j'aie quelques raisons d'en vouloir au gouvernement français - qui m'a contraint de quitter mon pays dans des conditions qui sont connues de tous - mes sentiments à l'égard de la France n'ont pas changé et je suis prêt à lui apporter mon concours. Peu m'importent les mensonges et les calomnies. Souverain légitime du Maroc, je suis, dans l'exil qui m'est imposé, déchiré par la certitude que mon peuple souffre : la répression se fait chaque jour plus terrible, les prisons sont pleines et déjà le sang des Marocains et des Français est répandu. En accord avec le gouvernement de votre pays, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que le Maroc retrouve la paix, si j'ai la certitude que ma patrie pourra enfin être maîtresse de ses destins. Mais appuyer l'intronisation d'un nouveau monarque équivaudrait pour moi à une abdication de fait que j'ai toujours rejetée, que ce soit sous la menace des armes ou d'un chantage pur et simple.

Croyez-moi, je connais mon peuple : le gouvernement français s'obstine dans l'erreur. L'invention d'un troisième sultan, bien loin de calmer les esprits, ne ferait qu'augmenter un désordre déjà tragique. Nul n'ignore, du reste, que j'ai désigné mon successeur, et depuis longtemps : c'est le prince héritier Moulay El-Hassan.»
Ceux qui à Paris prenaient la patience du roi pour de la résignation se trompaient lourdement. Un jour, en sa présence, comme j'évoquais avec tristesse et colère le sacrifice de ceux qui tombaient sur notre terre lointaine, il me dit que sa pensée était là-bas, et qu'il était sûr que tant de sacrifices ne seraient pas vains. Puis, ouvrant le Coran, il lut «O vous qui croyez ! Demandez l'aide de la patience et de la prière ! Dieu est avec ceux qui sont patients. Ne dites point de ceux qui sont tués dans le chemin de Dieu : "Ils sont morts.” Non ! Ils sont vivants mais vous n'en avez pas conscience.» (Sourate II ; 148/154)».
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