Spécial Marche verte

Les VIP sont aussi de la partie

Chasser le mauvais œil, porter un sortilège le jour d'un concours administratif ou alors ensorceler son bien-aimé pour le «posséder»… même certains intellos y croient dur comme fer.

15 Mars 2009 À 13:43

Pour parvenir à leurs desseins les plus chers, ceux-ci sont prêts à se plier en quatre. Les «recettes», quant à elles, sont légion et ce ne sont pas les sorcières et autres chouafate qui diront le contraire. De même, révolue l'ère de ces paysannes qui frappaient en catimini aux portes des chouafate (ou ce que certains se plaisent à nommer les chrifate). D'ores et déjà, des Marocain(e)s de «haut calibre» ont emboîté le pas à ces personnes que l'on jugeait «incultes et aux pratiques moyenâgeuses». Décidément, pour certains, cultivé ne signifie pas pour autant ne pas être tenté par les gris-gris. Les «princesses des ténèbres» ont, elles aussi, le droit au luxe. M.M. (qui souhaite garder l'anonymat) est une habituée des chouafate et autres faiseurs de gris-gris. La cinquantaine, issue de la bourgeoisie dorée r'batie, elle ne cache pas son obsession pour la magie. «Cela ne me pose aucun problème, dit-elle, en ajustant ses lunettes signées. Quand j'ai compris que toutes mes copines faisaient appel à «ça», pour garder mari, santé et fortune, je me suis dit pourquoi pas moi, d'autant plus que mon mari est un coureur de jupons». Elle consulte donc un «fqih», (bien que cette appellation prête à confusion car elle est en réalité appliquée à des hommes pieux et religieux) dans le quartier du Souissi à Rabat, qui fait office de référence en la matière. «C'est quelqu'un qui vient de la région du Souss et il est très efficace».

Note de la petite visite ? 5.000 DH, mais «le résultat est assuré», ajoute M.M. Heureusement, car à ce prix là, ce serait effectivement dommage! Etudiante en philosophie à Paris et nouvellement mariée, Amal parle du phénomène sans mâcher ses mots: «Je ne vois pas pourquoi je ne dois pas parler de sorcellerie. Toutes les nationalités de la terre ne peuvent pas s'en passer. Personnellement je n'aime pas me voiler la face. Je suis sûre de ma beauté et de mon savoir mais ce n'est pas suffisant pour attirer son homme», argue-t-elle. Sa chouafa a élu domicile en banlieue parisienne et ce, depuis bientôt une vingtaine d'années. Dire que sa maison ne désemplit pas serait un euphémisme. D'après les mots de sa fidèle cliente, cette dame a des goûts élitistes: «Cette grande dame a des goûts très raffinés et n'accepte pas n'importe qui. Aussi, ses «jouads» (ndlr: ses maîtres ou ses diables qui somnolent en elle), ne lui siffleraient-ils pas un seul mot s'ils ne sympathisent pas avec les client(e)s. Ces derniers sont majoritairement des intellectuels et le prix de la visite est de 50 euros!». Décidément, tout travail mérite salaire!

«Je crois à certaines choses»
De son côté, Ibtissam, 28 ans, lauréate d'une grande école et habitant le quartier huppé Oasis, témoigne qu'elle va très souvent au rocher de Sidi Abderrahmane pour «chasser le mauvais œil». «Je n'arrive pas à me stabiliser dans un poste. A chaque fois, je me sens étouffée par une force fantasmagorique», avance-t-elle. Et de souligner: «Une sorte de «Tabaâ» me suit partout. Même ma vie privée en souffre. Tous mes fiancés ont fini par me larguer». Manque de foi, refus du destin, ou obscurantisme tout court, autant  d'hypothèses qu'on peut évoquer sans arriver à donner une explication rationnelle à cette pratique. «Ce qui est grave, c'est lorsque des gens bien instruits, apparemment très aisés (si on se réfère à leurs habits et à leurs voitures), qui ont fait des études bien poussées, s'adonnent à ces habitudes d'analphabètes» souligne un habitant du rocher de Sidi Abderrahmane. Et de témoigner: «Tout au long de l'année, des gens de toutes les couleurs visitent le mausolée pour différentes raisons». Roushdiya, la soixantaine, cheveux poivre et sel et l'air sérieux derrière ses lunettes loupes, n'y va pas par quatre chemins. «Je ne suis pas très religieuse, mais je crois à certaines choses… ». Et à quoi par exemple? Nous lui demandons. «Je crois aux signes, au destin et à la prédestination. C'est pour ces raisons que je veux que tout aille toujours bien pour ce qui me porte à cœur: mes enfants, mon mari, mon argent et ma santé. Et lorsqu'une amie m'a parlé d'une chouafa réputée pour son efficacité, je n'ai pas hésité un seul instant».

Et puis d'ajouter, comme pour se justifier: «au départ, j'avoue que je ne croyais pas à toutes ces sornettes. Mais, il faut bien le reconnaître, on vit dans une époque où cette pratique est tellement banalisée qu'elle en devient presque normale». Et lorsque Roushdiya est interrogée sur l'addition, «je ne souhaite pas répondre à cette question, mais croyez moi, cela en vaut largement les résultats obtenus… Tant que cela marchera, je serai toujours prête à y mettre le prix fort».
Autre témoignage, celui de Khalid, qui vient passer ses vacances au Maroc tous les étés. «J'ai franchi le cap en allant à Sidi Abderrahman à une époque de ma vie où je n'allais pas très bien. Je venais de perdre mon travail et la femme avec qui je devais me marier m'avait quitté. Tout allait donc plus ou moins mal, et j'en déduisais que je devais être victime d'un mauvais sort». Et Khalid d'expliciter le déroulement de sa visite sur le rocher du Saint homme. Dès que je suis arrivé à Sidi Abderrahman, ma tête commençait à me faire mal et quelque chose me brûlait dans la partie arrière de mon crâne, vers la nuque. Fatima, la voyante à la silhouette corpulente et au regard maternel m'invita alors à me mettre de l'eau sur la tête en me servant dans les sept vaguelettes successives des rochers du lieu saint. Puis de me lâcher : «ça ne va pas mon enfant, tu as mal au crâne ? Nul médecin ne peut soigner le mal que tu as». «Et c'est ainsi que j'ai découvert le fameux rituel du ldoun (plomb)», indique Khalid qui est apparemment, depuis cette date, devenu un expert en la matière. «Le plomb est connu pour ses 365 nœuds différents. Ce traitement est généralement accompagné et complété par une forme d'encens composée de 32 éléments. Dans certains cas, j'ai pu constater que le plomb projeté dans l'eau donne des formes étranges, et parfois étonnantes (formes humaines, visages déformés, rat, chameau, tortue). Mais quand le plomb ne dessine aucune forme explicite, cela signifie que la personne est suivie (metbouaê)», raconte-t-il avec aisance.

Amour encore et toujours
Par qui la sorcellerie est-elle pratiquée au Maroc ? Quand nous interrogeons les chouafate et autres diseuses de bonne aventure de Sidi Abderrahman, les réponses sont unanimes: «Il n'y a pas de profil type, nous annonce Lakbira, une matrone d'une soixantaine d'années qui fait office de doyenne sur le petit rocher. Nous voyons ici des femmes, des hommes et des vieillards de toutes catégories sociales. De la misérable habitante des bidonvilles jusqu'aux dames VIP de la jet set emmitouflées discrètement dans une djellaba anodine. Nous voyons vraiment toutes les catégories sociales affluer vers nous». Quant aux raisons et aux motivations qui poussent ces clientes atypiques à venir «consulter» : l'amour toujours, mais aussi l'argent et le pouvoir sont les trois mots clés qui reviennent incessamment. S'en étonnera-t-on ? On s'étonnera encore moins de savoir qu'un nombre important des pratiques de sorcellerie s'exerce sur le lieu de travail et qu'elles sont en général «commanditées» par des P.-D.G., des managers ou
des cadres. A l'image de Najat, directrice dans une entreprise de Marketing qui se confie: «j'avoue qu'au départ je n'y croyais qu'à moitié.

Mais comme tout allait mal au travail (mes collègues sont jalouses et me vouent une haine profonde en raison de mon très bon salaire et mes relations excellentes avec le P.-D.G.), je me suis résignée à consulter des voyantes à la recherche d'une éventuelle protection ou pour chasser les mauvaises ondes. Je me dis que cela ne pourrait que m'aider positivement». Les motivations demeurent donc en général les mêmes, comme l'explique l'anthropologue Abderrahim Cheddar. «Par les temps d'incertitude qui courent, les gens sont angoissés, et cette peur du lendemain pousse une partie d'entre eux à recourir aux sciences occultes». Et de poursuivre : «Paradoxalement, ce sont parfois des cadres d'entreprises, voire de hauts cadres ou des PDG à l'esprit très rationnel, qui recourent à l'irrationnel. Pour ces personnes, le but étant, même si cela relève de la supercherie, d'obtenir ce que j'appelle un effet «placebo». S'entendre dire que tout ira bien dans un ou deux mois, que l'on va rencontrer la personne de ses rêves et devenir fortuné en peu de temps, va forcément influer de manière positive sur le mental».
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Symboles et rituels magiques

Si les symboles ont marqué l'histoire des hommes et des religions, ils ont aussi marqué l'histoire de la magie et de la sorcellerie. Depuis la nuit des temps, le pentagramme (ou étoile à cinq branches) est associé aux rituels magiques. Mais les confusions sont nombreuses, et les amalgames dangereux, comme le rapporte Rémi Hess, sociologue et chercheur à l'Université de Paris 8 St-Denis-Vincennes. «Des symboles forts comme le pentagramme, également appelé «sceau de Salomon», fut rapidement assimilé à un symbole magique, et à tort de sorcellerie, en raison des pouvoirs magiques que possédait le roi Salomon». «De là, surenchérit Hess, il n'y a qu'un pas pour diaboliser une religion ou un peuple!». Parmi les symboles forts de la sorcellerie, on trouve des signes spécifiques à chaque type de magie (vaudou, kabbalistique, égypto nubienne…) mais des symboles communs comme l'utilisation des photographies, du cadenas ou des bouteilles sont couramment utilisés par tous les types de magie.

Autres ingrédients magiques à connotation fortement symbolique : l'eau de rose, l'encens de rose ou les pétales de rose pour les sortilèges amoureux. Abderraouf Benhalima, professeur de théologie musulmane à l'Université d'Asnières Gennevilliers et spécialiste en Roquia (exorcisme musulman) explique plus en détail le sens caché de ces symboles. «Pour simplifier la chose, une personne qui souhaite jeter un sort dans le but de se lier à une autre personne va fréquemment utiliser un cadenas». Pour désenvoûter la personne, la Roqia utilise ces mêmes symboles mais à la différence qu'ils seront accompagnés de soins coraniques (lecture du Coran, bain à l'aide d'eau bénite». Pour résumer la chose simplement, conclue Benhalima, «la magie noire et la sorcellerie fonctionnent sur l'inversion des choses et des éléments: elles ne font que transgresser ou déformer le sens initial du positif vers le négatif».
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Origines

«Shour» : ce mot vous parle? Certainement. D'autant plus que ce terme est familier non seulement aux Marocains, mais à tous les Maghrébins. Mais d'où vient-il exactement ? Et d'où tient-il son étymologie?
Appelé plus couramment «magie noire» ou «sorcellerie», le mot «Shour» vient en réalité de l'arabe littéral «sahar» qui signifie le milieu de la nuit. Ce qui expliquerait le côté obscur du mot. La sorcellerie et la magie noire sont souvent apparentées à la couleur noire, et par extension au monde nocturne et à ses démons.
Mais pour feu le professeur Georges Lapassade, anthropologue spécialisé en ethnolinguistique à l'Université de Paris 8 (St Denis Vincennes), le mot «shour», galvaudé et déformé au fil des siècles par les dialectes arabo-berbères, viendrait très probablement de l'hébreu «Issakhar», du nom de l'une des douze tribus d'Israël. Et pour cause, cette tribu avait la réputation de prophétiser et le pouvoir de divination.
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