Ses plus grandes batailles, Mohamed Abdel Al Jabri les a livrées sur la place publique. C'était au temps de ce débat sur les questions de l'identité, de l'altérité et de la modernité. Retour sur un parcours à part.
Mohamed Abdel Al Jabri
LE MATIN
04 Mai 2010
À 15:22
Al Jabri n'est plus. La nouvelle est tombée triste sans prévenir. Un être vous manque et le monde est dépeuplé. Cela ressemble à une tautologie. Mais, ce n'en est pas une, d'autant qu'il s'agit d'un homme à part, au parcours inédit et à la profondeur insondable. Un philosophe au sens fort du terme. Un professeur qui a su, avec une approche pédagogique à lui, transmettre son savoir encyclopédique à plusieurs générations. Un précurseur en matière d'archéologie du savoir qui s'est appesanti, magistralement, sur la pensée arabo-musulmane pour nous en livrer les secrets. Un penseur aussi qui, durant sa vie, ne s'est pas installé dans sa tour d'ivoire pour nous raconter ses pérégrinations intellectuelles, mais a mis la main à la pâte dans son implication politique. Il était, en fait, au cœur des évolutions qui ont marqué l'histoire politique du pays. Notamment, du temps où il était dans la direction de l'USFP, voire avant au sein de l'UNFP et du parti de l'Istiqlal.
D'ailleurs, à la naissance de l'Union socialiste, l'homme était dans le cercle d'un certain Abderrahim Bouabid, Mehdi Benbarka et les autres. Seulement, les vicissitudes et les tensions qui ont régné, à un moment donné, au sein du parti de la rose ont poussé le penseur à geler ses activités politiques. Pas parce qu'il ne pouvait pas choisir un camp, comme ont tenté de l'avancer d'aucuns, mais du fait qu'Al Jabri ne voulait pas vivre ces tiraillements dans sa famille politique. Et ce n'est pas pour autant qu'il a divorcé de la chose politique. C'était au début des années 1980 pour la précision. Toujours est-il qu'il mena le combat sur un autre front. Celui, justement, de la recherche. Le grand archéologue avait tout son temps pour aller percer la pensée arabe. Une démarche qui commença en 1980 avec la sortie d'un ouvrage de référence : « Nous et la tradition » (Wa Attourat). Un livre qui n'est pas passé inaperçu, sinon plus. En fait, cette réflexion a même été à l'origine d'un débat qui a dépassé le landerneau intellectuel pour débarquer dans l'espace public. `
Ceci a été d'autant plus salutaire puisque c'était une autre pièce dans un chapelet de réflexion sur le « qui sommes-nous et qu'est-ce que nous voulons ? », pour reprendre une formule qui était en vogue à l'époque. Surtout qu'à cette époque justement, la scène arabe connaissait une dynamique de réflexion sans précédent sur, entre autres, cette épineuse équation de l'identité et de l'altérité. Avec, néanmoins en toile de fond, des questions foncièrement contemporaines. Des noms marquants se comptaient par dizaines, et on en retiendra Hicham Djaït, Hussein Marwa, Tayeb Tizini, Abdellah Laroui, Mohamed Arkoun pour ne citer que ceux-là. Or, au moment où certains faisaient appel aux outils du « matérialisme historique », d'autres s'appuyaient sur l'historicisme, Al Jabri, lui, s'armait, tout au moins dans l'absolu, des outils du structuralisme. Des outils dont il se servait, non pas pour un faire-valoir, mais en tant que moyen technique. Al Jabri ne se prosternait pas devant les écoles. Son projet dépassait de loin la méthode, proprement dite, pour transmettre une vision scientifique.
Certes, la dimension politique n'était pas en reste, mais ce n'était pas l'objet visé. En pédagogue aguerri, il savait inviter son lecteur à vivre l'aventure de la réflexion. En quelque sorte, il était davantage un « fécondateur » d'idées qu'un instrument de « messagerie ». D'ailleurs, le manuel de philosophie qu'il avait co-dirigé dans le temps en livre la parfaite illustration. La simplicité du propos n'a chez lui d'égale que la limpidité du style de transmission. Pas besoin de lire « la philosophie pour les cancres » pour comprendre. Al Jabri, tout en respectant son lecteur, arrive à l'accompagner pour sonder l'insondable du propos philosophique. Les points de vue et autres visions, il les laisse pour ailleurs. C'est dans ses chroniques qu'il les livre. Clé en main. L'homme n'est certes plus de ce monde, mais ses idées et ses écrits resteront à jamais en balises.
Biographie
Mohamed Abed al Jabri est né, en 1935 à Figuig, dans une famille du parti Istiqlal, opposante à la colonisation française et militante pour l'indépendance du Maroc. Il est considéré aussi comme observateur de la scène politique de son pays, d'après un entretien avec la revue Confluences. En 1958, Al Jabri a étudié la philosophie à l'Université de Damas, Syrie. Plus tard, il avait continué à l'Université de Rabat. En 1960 Al Jabri a étudié à Fouchena . Al Jabri a commencé sa carrière en tant que professeur de philosophie à l'Université de Rabat. Il enseigna l'épistémologie et la philosophie générale. Son doctorat sur Ibn Khaldoun lui a inspiré la nécessité de procéder à une refondation de la pensée arabe, classique et moderne. Sur la pensée classique, il entame son vaste programme de la Critique de la raison arabe, et sur la pensée moderne, il publie Le discours arabe contemporain (Al-khitab al-arabi al-mouacir), en réponse à l'égyptien Naguib Mahfouz, La rénovation de la pensée arabe (Tajdid al-fikr al-arabi). Le souci d'Al Jabri n'était pas de «rénover» la pensée, mais de la «critiquer», au sens épistémologique du terme. La critique (ar. naqd) ne signifie pas ici «doute», mais «mise en crise» comme le stipule l'étymologie, dans le but d'évaluer la pensée, et de la mettre au défi de son histoire et de son actualité.
Dans La formation de la raison arabe (1984), al-Jabri suit l'épistémologie génétique de Jean Piaget pour examiner comment l'esprit intellectuel (théologie, jurisprudence, philosophie, littérature) s'est formé au cours de son histoire, en prêtant attention aux influences et aux enjeux. Dans «La structure de la raison arabe» (1986), l'auteur procède par méthode structuraliste, certes en évanescence en Occident, mais qui avait un regain d'intérêt dans le milieu intellectuel arabe. Al Jabri se proclame plutôt de Michel Foucault, en mettant en œuvre à la fois sa méthode «archéologique» et «généalogique». La raison politique arabe (1990) tente d'examiner le processus de formation de la pensée politique depuis les premières fondations à Médine par le prophète Mahomet et jusqu'à nos jours en passant par les dynasties successives: omeyyade, abasside, fatimide, etc. Cette rétrospective a un but contemporain: comprendre le fonctionnement de la pensée politique et ses usages au niveau des États arabes modernes post-coloniaux. Et la pensée politique entretient une relation étroite avec la pensée éthique. Le projet d'Al Jabri culmine sur La raison éthique arabe (2001), en faisant un long détour par les manuels classiques de la morale religieuse au niveau théologique et mystique, ou ce qu'on appelé à l'époque la médecine de l'âme. La pensée d'Al Jabri suit un processus comparable à celui des philosophes antiques ou modernes, basé essentiellement sur trois axes : 1) l'ontologie ou la théorie de l'existence (Formation de la raison arabe) ; 2) l'épistémologie ou la théorie de la connaissance (Structure de la raison arabe) ; 3) l'axiologie ou la théorie des valeurs (Raison politique arabe et Raison éthique arabe). C'était un projet cohérent qui tente de faire le point sur plus de 1400 ans d'histoire intellectuelle et politique. wikipedia