Fête du Trône 2006

Quelle capitale pour le Maroc ?

Au début du protectorat, Rabat et Salé avaient quasiment la même population, autour de 17 000 habitants, chacune. S'il fallait choisir une des deux, il n'est pas étonnant que Lyautey ait jeté son dévolu sur Rabat, du fait des atouts indéniables qu'elle présentait par rapport à Salé (situation topographique, ampleur des remparts, énorme espace intra muros non bâti, présence d'un palais royal, du Chellah, de la kasbah des Oudayas…).

Le Pr. Mekki Zouaoui est économiste, il enseigne à l'Université Mohammed V de Rabat-Agdal.

30 Mai 2011 À 16:20

L'histoire nous renseigne peu sur les raisons qui ont conduit Lyautey à écarter l'option d'une capitale à cheval sur le Bouregreg, englobant les deux entités. C'était assez surprenant de la part d'un homme qui savait que l'histoire millénaire de ces deux cités jumelles, parfois rivales, avait été intimement liée ; qui réalisait pleinement que la Tour Hassan et la porte Bab Mrissa, les deux monuments emblématiques des deux villes, sont distants de quelques centaines de mètres, soit bien moins que la distance séparant la Tour Hassan du Palais Royal, érigée sous le règne de Sidi Mohammed ben Abdellah. Encore plus surprenant de la part d'un visionnaire dans ses choix urbains à Rabat, Marrakech, Casablanca…

Le Plan d'aménagement unifié de l'agglomération de Rabat et Salé en cours de validation a identifié les grands enjeux du futur devant permettre d'infléchir cette tendance à la bipolarisation sociale et urbaine dissymétrique entre les deux rives. Les réalisations des grands projets phares structurants proposés (intégration de l'aéroport à son site urbain, grande perspective structurante de plusieurs quartiers nord, grand stade de Salé, quartier résidentiel de 300 ha pour villas sur la route de Meknès ; gare TGV intégrée au site de Technopolis…) devraient fortement contribuer à entamer le processus de rééquilibrage des pôles d'emploi entre les deux villes. Ces réalisations sont-elles susceptibles pour autant d'arrêter le processus pernicieux de « filtrage social » qui a joué et continue à jouer entre les deux villes ? Cela n'est pas certain car l'expérience a montré que le problème essentiel qui entrave ce rééquilibrage entre les deux rives est celui du déficit d'image de Salé. En effet, ce déficit d'image décourage l'implantation à Salé d'activités et de zones résidentielles et de loisirs susceptibles d'attirer des groupes sociaux à hauts revenus, vecteurs ou leviers dont l'absence, à son tour, entretient sinon accentue ce déficit d'image. Par ailleurs, et c'est le plus important, si la réalisation des grands projets phares structurants suggérés devait immanquablement améliorer l'image de Salé, cette amélioration concernerait essentiellement celle liée aux fonctionnalités urbaines de la ville et non celle qui importe le plus pour nous, à savoir l'image associée à la fierté et au désir d'appartenance à cette ville, l'image de l'attrait de ce qui inspire l'admiration. L'exemple de Paris est édifiant. C'est grâce au changement de l'image de sa partie Est qu'elle a réussi à rompre le processus historique de différenciation sociale entre ses parties Est et Ouest. D'où l'édification, sous l'impulsion de F. Mitterrand, de l'Opéra Bastille, la Bibliothèque nationale de France, le siège du ministère des Finances à Bercy. Des réalisations qui renvoient en premier lieu aux registres du symbolique, de l'emblématique, du prestige.

Or, là où le bât blesse dans ce dessein de rééquilibrage au sein de l'agglomération de Rabat-Salé, c'est précisément l'absence d'équipements prestigieux et emblématiques à forte charge symbolique. Il s'agirait, à titre d'exemple, d'un théâtre national, de musées nationaux, d'un quartier administratif et de sièges de grands ministères, d'un complexe palais des congrès et infrastructures touristiques et récréatives associées, d'un quartier pour ambassades et sièges d'organismes internationaux…

On imagine aisément ce qu'aurait été aujourd'hui l'impact d'image sur Salé si y avait été édifiée une partie des équipements publics à caractère national construits à Rabat depuis une dizaine d'années seulement (nouveaux sièges des ministères, musées, bibliothèques, sièges d'organismes internationaux, ambassades…). Ce qui manquait à Salé pour le faire, ce n'était ni le foncier ni les sites d'intérêt comme la crête panoramique qui surplombe la vallée, mais son statut administratif qui lui interdit d'abriter de tels projets. Un statut administratif qui maintient une bizarrerie probablement unique dans le monde, comble de l'archaïsme, celle qui interdit encore aux taxis des deux villes de franchir le fleuve.

C'est pourquoi il est temps aujourd'hui d'étendre les attributs administratifs de la capitale à Salé afin qu'elle puisse dans l'avenir abriter des projets de cette nature. C'est pourquoi il faudrait unifier les deux villes de Rabat et de Salé en une nouvelle grande capitale. Cet acte politique de portée historique serait la réponse audacieuse et visionnaire de la nation à la nécessité d'adapter les limites du territoire administratif de la capitale du pays aux réalités socio-démographiques et urbanistiques d'aujourd'hui. Réalités bien différentes de celles qui prévalaient en 1912. Aujourd'hui, ce que le découpage administratif actuel empêche d'accomplir en termes de conception et de gestion communes des deux rives, le Projet d'aménagement de la vallée du Bouregreg est en train de le réaliser sous nos yeux. Cœur de la future grande capitale du Maroc, cette vallée, qui ne sera plus, à terme, un simple lieu de transit, mais une cité pour elle-même, matérialise l'articulation organique entre Rabat et Salé, rendant encore plus factice leur séparation administrative.

En effet, ce projet d'aménagement a non seulement accéléré la prise de conscience de la nécessité d'une administration commune des deux villes, que devrait incarner notamment l'élection d'un seul maire pour les deux villes, mais il donne, de facto, à la rive droite du fleuve, les attributs de la capitale. L'élargissement du statut de capitale aux deux rives ne serait-il plus qu'une question de temps ? Cela fait plus de 20 ans que l'association Bouregreg milite pour cette idée. Aujourd'hui, cette conviction est partagée par nombre de politiques, chercheurs, acteurs associatifs…Pour l'équipe d'experts de l'APUR (atelier parisien d'urbanisme) qui a réalisé les plans d'aménagement unifié de Rabat et de Salé à l'horizon 2030, la vitalité et l'attrait des deux villes devront « s'appuyer sur une nouvelle solidarité et complémentarité de Rabat et Salé qui, de façon idéale, devrait aller jusqu'à l'unification des deux villes en une nouvelle grande capitale pour le Maroc ».

Pour traduire cette idée dans les textes, il suffirait juridiquement de modifier la loi sur le découpage administratif. Mais, en ces temps qui courent, pourquoi ne pas constitutionnaliser cette disposition ? Curieusement, la constitution marocaine ne précise pas quelle est sa capitale, contrairement à beaucoup de pays dans le monde dont la loi fondamentale consacre un article pour cela, Algérie (art. 4), Allemagne (art. 22), Espagne (art. 5), Italie (art. 114)… C'est le moment de corriger cette « omission » et, à l'occasion, de prévoir une loi devant adapter les limites administratives de la capitale aux réalités socio-urbaines de l'agglomération.

La coïncidence de la célébration en 2012 du centenaire de Rabat en tant que capitale avec le débat sur la nouvelle loi fondamentale semble de bon augure. Même si le sujet, en panne de leadership, n'est à l'évidence pas aujourd'hui une préoccupation nationale, il n'est cependant plus limité aux seuls experts et chercheurs ou aux seules élites de Salé qui cherchent occasionnellement à en convaincre le Souverain. Des forces politiques se sont déjà faites les porte voix de cette revendication. L'émulation politique et intellectuelle suscitée par le débat sur la réforme constitutionnelle tombe à point nommé pour que, de préoccupation locale, le sujet prenne une dimension nationale.
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