Le Maroc et la communauté bancaire internationale viennent de perdre un grand homme et un patriote attaché à sa terre, à sa culture et à ses idéaux, Abderrahman Tazi.
LE MATIN
25 Octobre 2011
À 17:47
Impénitent serviteur de son pays, il fut à la fois le grand commis de l'Etat et le banquier à la trempe internationale qui a mis à la disposition de la Banque mondiale à la fois ses connaissances, son savoir-faire et une présence, dont on peut dire que le Maroc a tiré le plus grand profit. La mort l'a arraché cruellement, il s'est éteint aussi discrètement que ne pouvaient l'imaginer sa famille, ses proches et l'immense communauté d'amis qu'il comptait. Encore une fois, sa discrétion, à la mesure de son tempérament et de sa culture, nous aura surpris. Car, Si Abderrahman, plus il excellait dans sa ou plutôt ses missions diverses et successives, plus il cultivait la discrétion et une certaine pudeur, celle-ci un tantinet rompue par un humour des plus fins et des plus caustiques.
La formation d'ingénieur qu'il avait reçue à la veille de l'indépendance du Maroc pouvait, en effet, le prédestiner à une carrière exclusivement orientée vers un segment dont le pays avait fort besoin, et donc s'inscrire dans l'optique d'une génération de « mouhandissine » qui fleurissaient à l'époque de la Libération. Si Abderrahman fut ingénieur, et même un brillant ingénieur, l'ardeur de servir portée comme un blason. Une irrépressible sensibilité humaine aidant, le sens du contact affiché, il réalise alors un passage significatif au sein de l'administration, assume plusieurs et diverses responsabilités, gravit les échelons à un moment où le Maroc, plus que les vertus de la liberté retrouvée, découvre aussi que celle-ci signifie des problèmes. Reprenant à son compte une formule des leaders nationalistes de l'époque auxquels il était, entre autres, lié et l'intime ami, dont notamment Mehdi Ben Barka, Si Abderrahman a illustré devant nous cette époque exaltante en disant : « L'indépendance, ce fut aussi l'océan de problèmes » ! L'administration, spectrale parce que balbutiante et appelée à une gigantesque organisation, fut pour lui à la fois une découverte immense et la raison d'avancer en tissant un immense réseau de relations, au niveau du Maroc et de l'étranger.
Or, la diplomatie, quelle que fût sa forme ou sa dimension, l'intéressait et l'attirait ostensiblement. Non qu'il sacrifiât à ce caprice dont beaucoup se sont laissé tenter, séduits par ce qu'ils appellent le « poste » ou le « parcours » ! De la mission à l'étranger, de ses grandeurs et servitudes, il avait plutôt une idée à la fois vertueuse et exigeante…
Il cumule alors plusieurs missions diplomatiques, à Bonn, dans cette Allemagne divisée à une époque marquée par la guerre froide et la rivalité américano-soviétique dont, plus que tout autre, il comprendra les enjeux fondamentaux. Ensuite à Madrid, dans cette Espagne soumise à la férule du général Franco…Chaque poste diplomatique constitue pour lui l'occasion de plonger dans l'immensité culturelle et humaine du pays où il est installé, avec son épouse, Lalla Ghita Sebti qui est à lui ce que la compagne de lutte et la confidente est au battant qu'il n'a jamais cessé d'être. Plus tard avec leurs deux enfants, Neila et Hicham, tous deux nés à Washington où il est demeuré onze longues années, ils représenteront et défendront non sans lustre et panache le Royaume du Maroc. Car, entre-temps, Si Abderrahman Tazi a été coopté au sein de la Banque mondiale, prestigieuse institution internationale, incarnation s'il en est de l'un des organes internationaux issus de la Conférence de San Francisco qui, au lendemain de la victoire alliée sur le nazisme en 1944, avait entériné le nouvel ordre mondial, politique, économique et financier.
Abderrahman Tazi, à la grande et heureuse surprise de beaucoup, embrasse alors la carrière de « banquier international », et pas n'importe laquelle. Il est nommé Directeur exécutif de la Banque mondiale, chargé de 17 pays, d'Afrique du Nord, d'Asie et du Moyen-Orient. Sa mission ? A la tête de ce poste si convoité, il sera réélu pas moins de trois fois…Etre à l'écoute, promouvoir les projets de développement, accorder les financements nécessaires, apporter un savoir-faire et une technicité à la mesure des attentes et des besoins des pays–dont la majorité appartient au Tiers-Monde-qui composent cette vaste et incommensurable zone, représentant à elle seule plus de 1 milliard d'êtres…
Le sens du tact, l'écoute assidue, la compétence inscrite d'emblée sur le fronton de sa nouvelle mission internationale, une irascible volonté d'être à la hauteur des enjeux complexes de l'après-guerre, Si Abderrahman donnera à sa mission aux Etats-Unis un ton volontariste. Cependant, s'il est une autre exigence chez lui, taraudeuse et insistante, voire une obsession, c'est de mettre l'incandescent et immense carnet d'adresses au profit de son pays, le Maroc. Il incarne alors, au grand bonheur des dirigeants marocains, une diplomatie parallèle, sa demeure et sa famille étant mobilisées pour les cercles et les lobbies qui défilent à Washington. Un sens du devoir aussi, un engagement à la mesure des petites guerres d'influence que se livrent alors les pays en voie de développement pour développer et consolider leurs groupes de pression. On peut, en effet, affirmer que le Maroc bénéficia grandement du réseau personnel de Abderrahman Tazi, qui fut à lui seul un véritable et puissant mobilisateur, le symbole de convergence. Et ce n'est pas par hasard que feu Hassan II lui rendit à plusieurs reprises un hommage éclatant, non plus d'avoir démérité et continué à faire venir au Maroc dirigeants divers et hauts responsables de la Banque mondiale ou autres personnalités internationales pour leur faire rencontrer les responsables marocains et les impliquer dans les projets de développement.
Les Etats-Unis, terre de prédilection pour nouer des relations multilatérales, ont constitué un vivier pour lui. Il en mesurait, certes, le poids, mais jamais au point de perdre le sens des réalités. Car il avait la conviction chevillée au corps que sa mission consistait également à promouvoir son pays. Il le fit avec ferveur, abnégation et surtout un sens aigu du patriotisme. Homme de volonté et de courage, il était de tous les débats d'idées, l'ami de toutes les sensibilités politiques, peut-être un tant soit peu penché vers le social-libéralisme teinté de gauche, ou disons un socialisme à visage humain…C'est peu dire qu'il incarnait le visage de sage consensuel, ses amis proches étant de tous les courants, sa philosophie relevant de l'éthique nationaliste. La « gauche » comme la « droite » lui vouent une admirable reconnaissance… Quand il quitte Washington, et la carrière de banquier distingué, auréolé d'hommages et de « messager » de la communauté bancaire mondiale, il demeure actif, d'autant plus impliqué pour son pays qu'il rebondira en présidant pendant des années la Chambre internationale de commerce et d'industrie du Maroc où, sagesse, compétence et expérience internationale obligent, il animera de nouveau le champ de l'économie et de l'échange et donnera à l'institution ses lettres de noblesse.
C'est à lui que l'on doit l'organisation à Marrakech du Congrès mondial des Chambres de commerce, ensuite la création de la première Cour d'arbitrage international au Maroc. Aux derniers moments de sa vie, alors qu'il luttait contre fatigue et lassitude, sa lucidité intellectuelle, sa curiosité culturelle, son ardeur à débattre de tout, ne se sont jamais démenties, elles épuisaient davantage ses interlocuteurs ébaudis… Démocrate invétéré, féru de grands textes de Rousseau, de Marx et de grands auteurs classiques et modernes, il était un homme d'une grande et soigneuse élégance, physique et morale, la mise impeccable, sans commune mesure avec ce que l'on rencontrait dans les cercles de Washington et d'autres capitales, il cultivait la pudeur et le savoir–vivre comme un esthète, amateur de livres et de pièces d'art, de lettres et de traditions patrimoniales… Il était un homme de son temps, un irréductible fidèle à ses amis, un humaniste enfin au sens «kantien»…
Le témoignage de Mustapha Farès
Mustapha Farès, ancien président de la BNDE et de la BMCI, tout à son émotion, rappelle que « le premier contrat que le Maroc signa en 1961 avec la Banque mondiale sur le développement de la filière de betterave dans le Gharb, appelé « Morocco one », fut à l'initiative de Abderrahman Tazi ». De son ami, de ce diplomate chevronné et sans étiquette, il témoigne qu'il « était un homme élégant à tous points de vue, intelligent, courtois et fidèle ». Le propos tombe à point nommé, car la diplomatie, c'est aussi ce florilège de qualités exigeantes qu'il détenait à coup sûr. Et Mustapha Farès d'ajouter : « Il a su tisser entre le Maroc et les Etats-Unis, mais aussi avec les autres pays importants, des relations dynamiques et constructives qui ont contribué à hausser la valeur et l'image du Maroc ».