L'humain au centre de l'action future

«Face à l'hégémonie américaine, les cultures nationales restent très fortes»

Frédéric Martel, auteur, chercheur, enseignant à HEC, animateur d'émissions sur les «Industries créatives et les médias», a animé une série de conférences à Casa, Tanger, Rabat et Tétouan. Son ouvrage «Mainstream», qui signifie en anglais grand public, courant principal ou dominant, est devenu un véritable phénomène culturel.

25 Novembre 2011 À 16:05

LE MTIN : «Mainstream», votre livre consacré au bouleversement des industries culturelles à l'ère numérique a été traduit en 10 langues. Pour les besoins de l'enquête du livre, vous avez réalisé quelque 1 250 entretiens. Sur quels autres matériaux avez-vous travaillé ?
FRÉDÉRIC MARTEL :
Je suis un chercheur de terrain, je ne m'encombre pas d'hypothèses au préalable et je me laisse guider par le terrain et les gens que je rencontre. Après je passe à l'écriture. C'est en fait une démarche journalistique qui est différente de celle qui consiste à rester dans son salon et décrire la marche du monde. J'ai personnellement le souci de me laisser porter par la rencontre, même si derrière il y a beaucoup de travail sur le pays. Je connais par exemple les grands studios de cinéma, les grands majors du disque, je sais ce que chaque pays produit. Quand je vais en Arabie saoudite par exemple, je peux décrire Rottana, à Qatar, je visite Al Jazeera et je rencontre les journalistes. J'ai été dans les bureaux d'Al Jazeera dans une dizaine de pays, y compris en Indonésie et au Venezuela. Al Jazzera est une puissance régionale qui a une importance symbolique qui s'est étendue jusqu'à Tele Sur au Venezuela qui a été créée sur son modèle.

Dans ce XXIe siècle, qui est un siècle de rupture, sommes-nous en pleine guerre d'influence ?
On est plutôt dans une bataille de contenu, en concurrence économique, et dans laquelle les États-Unis sont un acteur important. Mais il faut dire que face à cette hégémonie, partout dans le monde, les cultures nationales restent très fortes. Cela veut dire que la mondialisation en s'est pas traduite par une uniformisation. Si vous allez au Mexique, vous consommerez de la musique et des feuilletons mexicains, même chose en Corée, au Japon où j'étais la semaine dernière, ils écoutent de la pop japonaise, des mangas, des animations japonaises. Même chose au Cameroun, comme au Maroc, même s'il existe une ouverture vers les musiques du monde. Actuellement, il faut en faire le constat, des pays émergents redistribuent les cartes : je pense à la Chine, l'Inde, le Brésil, ou encore les pays du Golfe qui ont compris l'importance de la soft culture et qui bâtissent des industries culturelles à coups de pétrodollars.

Mais, vous dites que si les cultures sont toutes présentes, la culture de l'Europe a du mal à se positionner. Pour quelles raisons ?
Pour les mêmes raisons. La culture européenne c'est 27 cultures et chacune est puissante. Les cultures française, espagnole, italienne vont bien. Il y a une contre-culture espagnole, à Prague 50% du box-office est constitué de cinéma tchèque. La culture nationale de ces 27 pays est très forte. En revanche, la culture européenne est très affaiblie et il n'y a pas de culture commune qui unit les 27 pays européens, sauf… la culture américaine.

Vous parlez pourtant dans votre ouvrage «Mainstream» de «défaite de la culture française» ?
Vous pouvez donner le même message au Maroc. C'est en fait un message pour dire qu'il faut exister dans cette bataille. Car dans le monde du XXIe siècle, la culture prend une place prépondérante, aussi importante que celle de la recherche et de l'innovation technologique. Ce que l'on appelle l'influence douce, le soft power, prend de plus en plus d'importance, j'entends par là les disques, les films, les livres, les jeux vidéos, Internet qui véhiculent des contenus qui façonneront les mentalités. La culture est un élément essentiel de compétition dans la mondialisation, et il faut être dans cette bataille-là. Faire de la diplomatie, vendre des avions et du hard power, c'est aussi une autre forme de puissance, mais oublier le soft power, c'est commettre une erreur. Il ne faut pas perdre cette bataille et il est important que dans cette compétition mondiale, il y ait des artistes, des peintres, des écrivains, des cinéastes marocains.

Le Maroc a ouvert plusieurs centres culturels marocains à travers le monde. Beaucoup se posent la question de savoir s'il faut confier l'animation et la gestion de ces centres à des diplomates ?
Je ne connais pas la situation au Maroc, mais je pense que les personnes qui font du hard power ne peuvent pas être celles qui font du soft power. Les deux sont importants, mais quand vous défendez votre pays, il est difficile de défendre la culture qui intègre aussi de la dissonance, de la dissidence... des artistes qui remettent en cause les systèmes.
En France, par exemple, Stéphane Guillon fait partie de la culture, une ambassade ne peut pas forcément défendre Stéphane Guillon qui est très critique. Mais cela fait partie de la culture comme le rap des jeunes français d'origine maghrébine et d'autres styles de musique qui montrent que leurs auteurs ont du talent.

Vous avez traité différents thèmes dans vos interventions à Tanger, Rabat, Casablanca. Quel en est le fil conducteur ?
Partout, dans tous les pays, la mondialisation inquiète, effraie. Le basculement numérique également, parce que les gens se disent que cela aura des incidences sur leur culture. On est dans un phénomène global, Lady Gaga, Avatar, les mangas… et la peur de perdre son identité et sa culture est là... Moi je réponds : la mondialisation c'est des opportunités, à condition de voir que c'est un phénomène local, régional qui permet à chacun d'exister par ses propres choix. Si vous allez au Brésil, en Corée, il n'ont pas peur des Américains, parce qu'ils ont une culture forte. En Iran, les Iraniens sont intéressés par la culture américaine, parce qu'il y a beaucoup d'Iraniens exilés aux États-Unis ! Dans l'underground iranien, on retrouve une culture internationale très vivante. J'ai vu à Téhéran des jeunes iraniennes voilées se délecter de la musique de Lady Gaga.

Quels autres thèmes seront traités au cours de votre tournée ?
Le basculement numérique ou comment le numérique lui-même n'est pas bon ou mauvais en soi, mais va être ce que l'on saura en faire. Google, Wikipédia… ne sont pas dangereux, mais pour éviter qu'ils le soient, il faut y aller. Il faut être un acteur de cette bataille. Je traiterai également le thème très important de la diversité culturelle, qui touche à la question de la créativité. Pour quelles raisons une ville comme Miami est très créative, contrairement à une ville comme Caracas ou Cuba… c'est lié à beaucoup de facteurs et la politique joue son rôle. Quand il n'y a pas de liberté cela ne marche pas. Les Chinois ont une forte volonté d'exporter leur culture, mais ils n'y arrivent pas, contrairement à Taiwan et Hong Kong qui y arrivent parce qu'il y a une liberté de création, des échanges commerciaux, de la crédibilité, de la contre-culture. Les Chinois veulent du Mainstream, mais ils ne veulent pas écouter les dissidents ou le Tibet et la censure fait des ravages. En fait, ils ne veulent pas que leur culture parle au reste du monde !
Vous avez été dans une autre vie, co-fondateur avec Martin Hirsch d'une agence de lutte contre la pauvreté. Quels enseignements en avez-vous tiré ?
Pour rester dans le domaine de la culture, je dirais que la culture est un facteur et un moyen d'intégration très important.
Dans un environnement de pauvreté, réunir des jeunes autour du cinéma, de la musique, de la lecture, c'est de la solidarité active... Cela permet d'intégrer des populations qui vivent dans la pauvreté comme on aurait dû le faire dans les banlieues françaises.

Il faut aider à sortir des ghettos, où que l'on soit dans le monde, à Shanghai, à Bombay ou à Casa.
Vous avez sillonné le monde, peut-on dire qu'il y a des fondamentaux universels dans la culture qui sont partagés par tous ?

Par définition, la culture est universelle. Elle échappe aux codes. Le meilleur exemple c'est celui de l'Iran, où la musique américaine et française sont appréciées et écoutées. De même à Cuba. Ici dans la médina à Rabat, j'ai entendu des chansons d'Elissa, de Rottana… En fait la culture est un facteur de liberté, qui transcende les frontières.

«Mainstream», un phénomène d'édition

Traduit en 10 langues et bientôt en arabe, il est le résultat d'une vaste enquête qui a conduit l'auteur, pendant 5 ans, dans plus de 30 pays et à réaliser 1 200 entretiens dans différentes capitales.
«Mainstream», c'est la culture grand public, celle «qui plaît à tout le monde», comme le souligne le sous-titre du livre. Un livre sur l'importance de la culture, actuellement dominée par l'Amérique, où deux millions de personnes sont chargées de créer et produire de la culture et donc… de l'influence.
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