Fête du Trône 2006

La problématique de la retraite sous la loupe de l'expert

Dans un etretien accordé au Matin, l'expert décortique la problématique et propose des pistes de sortie.

10 Octobre 2011 À 18:33

Informaticien dans sa première carrière, Jean-Claude Angoulvant a rencontré la retraite dans le cadre de responsabilités syndicales au sein d'IBM, avant de travailler dans un groupe de retraites complémentaires des salariés, puis de diriger les institutions de retraites et de prévoyance d'une profession libérale, celle des agents généraux d'assurance. En tant qu'expert en régime et système de protection sociale technicien, il s'est beaucoup impliqué dans le programme du socle de protection social de l'ONU et récemment il a dirigé la mission du cabinet qui a été retenu par la commission technique chargée d'étudier la réforme des retraites au Maroc dont le rapport a été rendu public et publié sur Internet. Il décrypte les contours de cette réforme sans interférer dans le débat qui revient aux membres de la commission technique. Il explique dans un premier temps ce qu'il entend par «les craquements du monde», titre d'une revue qui fait le constat d'un échec : « Tous les systèmes de retraites, dit-il, mis en place dans les pays développés ou dans les pays émergents sont tous à bout de souffle et ne marchent plus . Ceux en capitalisation reposaient sur l'illusion financière que l'on pouvait avoir des taux de rendement financier annuel de 10 à 15% , alors que la croissance est de 2 à 3% par an ! Les régimes par répartition, c'était l'illusion démographique qu'il y aurait peu de retraités . Or on assiste à un vieillissement de la population».

Concernant le Maroc ou seuls 30% de la population active est couverte , il constate « qu' actuellement, il n'y a pas de système de retraite au Maroc. Il y a une juxtaposition de régimes qui ne se connaissent pas .Pour sortir de cet état, il faut des identifiants communs, des règles communes, et des instances de pilotage qui régulièrement voient où l'on en est, comment cela fonctionne. Dans le rapport de la commission technique, il y a les constituants d'un système de retraite mais les échéances ne sont pas fixées. Il ne faut pas sous-estimer pour les acteurs la difficulté compte tenu des intérêts qu'ils représentent .La mise en place d'un système de retraite cohérent fait partie de la mise en place d'une société civile où l'Etat est un tuteur et non pas un opérateur .Un tuteur crée les conditions juridiques pour que cela marche, surveille le pilotage mais laisse les différentes forces et les constituants de la société civile, syndicats, partenaires sociaux, et autres gouverner. D'où la difficulté!».
Dans cet entretien et face à des acteurs pris dans leurs propres responsabilités qui représentent des forces sociales et économiques différentes, il aide à regarder le paysage, à modéliser les différentes variantes à explorer tous les régimes. Dans ces différents scénarios, il faut retenir cette nouveauté constituée par cette variante alternative composée d'un régime de base unifié, un socle de base qui concerne tout le monde et qui change les structures ». On retiendra in fine que dans tous les pays du monde, la retraite joue un rôle considérable, c'est la sécurité dans les vieux jours. Les enjeux politiques sont donc considérables et dans tous les pays du monde, la réforme des retraites est une opération longue et complexe, difficile qui se fait progressivement, par étapes. Reste que le facteur temps joue un rôle non négligeable et que plus la réforme est retardée, plus le coût sera lourd.
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LE MATIN : Un peu partout dans le monde, dans les pays développés et dans les pays émergents, le problème des retraites a surgi de manière récurrente, ce que vous avez appelé dans la revue que vous préparez «les craquements du monde». Pourquoi une telle problématique a-t-elle pris tant d'importance ?
Jean-Claude Angoulvant :
Il y a une problématique mondiale des retraites qui avait été dans les années 1990 anticipée par la Banque mondiale dans un rapport publié en 1993 .Le défaut qui fait que ce rapport a été mal reçu, c'est que la Banque mondiale proposait comme solution un modèle prêt-à-porter qui était la décalque de ce qui fonctionnait dans les pays anglo-saxons. Cela a provoqué un rejet, ce qui était dommage parce que la première partie du rapport qui s'intitulait
«Prévenir la crise du grand âge» était des plus intéressantes compte tenu de l'apport et des prévisions des démographies qui finissent toujours par se produire .Cette problématique est montée et aujourd'hui les systèmes de retraites qui ont été mis en place sont tous à bout de souffle .Ceux en capitalisation reposaient sur l'illusion financière, car on s'imaginait avoir des taux de rendement de 10 à 15% par an ad vitam aeternam alors que la croissance est de 3 à 4% par an ! Même illusion pour les régimes par répartition, car beaucoup d'argent rentre et il y a peu de retraités ! Sauf qu'à un moment donné, le système s'inverse avec le vieillissement de la population .Au Maroc, la population a quadruplé depuis l'indépendance, on assiste aujourd'hui à une baisse de la natalité mais également à un vieillissement de la population .D'ici 20 a 30 ans, la Chine aura une population de 450 millions de personnes âgées qui n'ont pas de système de retraites.
Dans les pays de l'Est, on a choisi de régler le problème par une sorte de baisse d'espérance de vie, ce que certains appellent une « extermination massive » des retraités qui n'ont pas de revenus, pas de soins de santé mais de l'alcool à bon marché !

Quel constat s'impose aujourd'hui ?
On a un problème de fond : on a des régimes qui , non pas à cause de leurs structures mais à cause des pilotages, sont à bout de souffle ! Les droits à la retraite, ce que vous toucherez dans 20 ou 30 ans sont des droits contingents qui dépendront des circonstances ! On ne peut avancer des choses sûres et la seule chose dont nous soyons certains pour le futur, c'est la survenance de l'inattendu et les événements actuels dans le monde financier nous le démontrent ! Personne ne sait comment nos pays vont fonctionner dans 20 ou 30 ans.

A quoi servent dès lors toutes ces statistiques
et ces exercices de modélisation ?

Ces exercices ne prédisent pas l'avenir mais le préparent en créant des modèles de référence et de connaissance qui vont permettre de piloter, de prendre de bonnes décisions et d'anticiper au maximum.
La seule prédiction que nous pouvons faire c'est que nous aurons de l'inattendu car l'attendu est auto non réalisateur car tout le monde se fixe
dessus !

Est-ce que nous disposons des outils pour préparer l'avenir en matière des caisses de retraites ? Est-ce que les modélisations qui ont été faites
se sont avérées justes ?

Oui , il y a une expertise du BIT qui a été demandée par exemple au Maroc qui a confirmé les modélisations faites dans le rapport de la commission technique .

Une synthèse du rapport de la commission
technique a été publiée et mise en ligne sur Internet. Que peut-on dire sur ce rapport ?

Il faut lire le rapport .Ce
que je peux dire, c'est qu'en l'état actuel de leur réglementation, les régimes actuels ont une efficacité sociale très limitée , puisque moins de 30% de la population est couverte et qu'ils ne participent pas à la lutte contre la pauvreté . Ils auraient même tendance à l'augmenter puisque les réglementations font que les gens qui ont des carrières irrégulières comme salariés sont pénalisés au niveau de la retraite alors que les gagnants sont encore plus gagnants ! Ceci pour dire que ces régimes sont anti-distributifs et distribuent à l'envers , cela veut dire que ce sont les petits revenus qui paient les bonnes retraites et non pas les gros revenus qui aident à payer les petites retraites . L'efficacité sociale est donc problématique avec un taux de couverture qui n'est pas aux normes des pays voisins. Il y a d'autre part une soutenabilité financière qui n'est pas assurée car si ces régimes continuent en l'état actuel, cela impliquerait le doublement de la dette publique marocaine pour venir à leur secours .

La réforme est donc une impérieuse nécessité ?
Oui, l'impératif de réforme est de soutenabilité financière, d'efficacité sociale et de modernisation de la société et de l'économie à l'ère numérique .Dans l'économie numérique, nous avons une recomposition plus rapide du système productif des entreprises. La même personne sera au cours de sa vie professionnelle, indépendante, contractuelle. En d'autres termes, l'idée d'une carrière tracée à long terme, d'un salariat tout le long de la vie , c'est aujourd'hui un rêve , cela n'existe plus . Les systèmes de protection sociale doivent prendre en compte le fait qu'il y a des carrières avec des statuts multiples.

Il y a également cette question mise en évidence par le HCP de la transition démographique. Quel est l'impact de cette transition sur les régimes de retraites ?
La fin de la transition démographique dans laquelle entre le Maroc avec la baisse du taux de fécondité qui est aujourd'hui de 2,3 enfants par femme doit être conjuguée au phénomène de l'urbanisation et de l'évolution des structures familiales .Dans moins de 20 ans, le Maroc doit faire face au baby-boom et à cause du délitement des solidarités familiales, les enfants vont rechigner à prendre en charge les parents. La solidarité familiale, on le sait, est liée à une société patriarcale et le Maroc est en tarin d'évoluer de ce schéma . D'où la nécessité de prévoir des pensions pour les retraités. Il y a actuellement 5 milliards de téléphones dans le monde qui ont changé les sociétés. Ceci pour dire que c'est la vie qui change la politique et non l'inverse, on en voit les effets sur le « printemps arabe » .C'est la même chose en économie .Il faut mettre en place des systèmes de protection sociale pour assurer la soutenabilité de l'existant en incorporant l'extension progressive à l'ensemble de la population.

C'est l'inflexion donnée par la réforme des
retraites en France qui
a été très contestée par les syndicats ?

En France, nous avons fait des réformes paramétriques et le système continue de pénaliser les travailleurs précaires et les femmes. Or les régimes doivent être distributifs dans le bon sens et non pas aggraver les injustices .
Le gouvernement en France a eu raison de durcir le système pour le sauver, sauf que l'on n'en a pas corrigé les travers, ce qui a poussé les syndicats à contester cette réforme.
Il faut donc une réforme systémique et faire en sorte qu'un socle de base existe .Cela suppose un système redistributif et un système à cotisation définie.
A la CNSS, la moitié des droits sont perdus et ceux qui perdent leurs droits sont ceux qui ont les salaires les plus faibles !

Revenons au Maroc, quel constat peut-on faire ?
Les régimes couvrent 28% de la population .En l'état , ils ne sont pas soutenables et ils ont accumulé un passif non couvert par les cotisations futures qui ne pourra pas être couvert . Si je prends une comparaison , je dirai que le régime actuel continue à vendre des droits en dessous du prix de revient .Cela veut dire que tous les ans on aggrave la dette .Pour résorber cette dette , il faut changer les règles de constitution des droits pour qu'il n'y ait plus cette aggravation .
Il faut faire en sorte que la contribution soit partagée pour éteindre une partie de la dette et il faut enfin profiter de la fenêtre démographique pour étendre la couverture .Cela permettra en attendant le baby-boom d'avoir une trésorerie abondante .
L'extension apporte des ressources et si c'est piloté de manière raisonnable , cela permettra d'assurer une compensation démographique dans le sens de l'équité . Les nouveaux cotisants ne vont pas aider à payer de nouvelles pensions qui ont été acquises au-delà des droits qu'eux-mêmes vont acquérir. Il faut mettre à contribution tout le monde à travers par exemple un régime de base universel ou unifié qui soit le même qui s'applique au fonctionnaire, au salarié, au contractuel, aux indépendants .Cela permet d'aider à prendre en charge l'extension du passif non financé .Il y aura un régime, un socle de base à la CNSS , à la CIMR . Conformément au schéma du BIT et de l'AISS , il y aura un socle social ,des régimes complémentaires qui sont contributifs et du sur-complémentaire. Il faut hiérarchiser les dispositifs qui ne répondent pas aux mêmes objectifs.
Il faut donc une réforme systématique qui sauvegarde les droits acquis et apporte une amélioration en termes d'extension des droits.

Une telle réforme
demande du courage
politique ?

Il est facile de dire que c'est un problème de volonté politique ! Dans tous les pays, les politiques font face à des forces puissantes, à des résistances. Ils ont à conduire un attelage où les chevaux naturellement ne tirent pas dans le même sens !

Qu'en est-il de l'attelage des indépendants ?
Il faut reconnaître la qualité de travailleur à tous les gens qui vivent de leur travail quel que soit le mode d'exercice de ces activités .Il peut être salarié auto-employeur… Le fait qu'au Maroc le taux de couverture soit faible, c'est qu'il n'y a rien pour les travailleurs indépendants alors même que c'est cette catégorie qui connaît une dynamique démographique. C'est lié à l'économie et cette tendance va augmenter .Le taux de couverture est faible au Maroc parce qu'il y a des gens qui ne sont pas déclarés, près de la moitié des affiliés juridiques et parce qu'il y a des gens qui ne relèvent pas juridiquement de la CNSS ou de la CMR.

Quelle est la solution ?
Il faut un système avec un régime de base unifié qui remplirait les fonctions de socle social et il faut créer des régimes complémentaires .Mais là nous en sommes pas dans le même schéma que pour le monde salarial où il existe un employeur qui paie, qui prélève à la source une cotisation, qui la déclare à la caisse… Ce n'est pas le cas pour les indépendants qui doivent payer leurs cotisations .La manière de faire est différente dans les processus administratifs et dans le rapport au régime. Une étude d'un expert sud-africain a permis d'identifier les causes de la désaffection vis-à-vis des systèmes de protection sociale. Cette étude met en cause la gagebie administrative, la corruption, la connivence en matière de placement. La leçon qui nous semble se dégager de différentes expériences, c'est qu'un régime de non salarié fonctionne s'il est apprécié par les gens à qui il s'adresse et qui ont présidé à sa naissance .Il faut donc s'appuyer sur les organisations professionnelles pour bâtir des dispositifs qui leur soient adaptés sous l'autorité de l'Etat.
Il faut chercher au départ les succès les plus faciles avec des professions motivées qui veulent bâtir quelque-chose, il faut également un régime adapté, un système à prestation défini. Un système différencié, des techniques adaptées,une bonne hiérarchisation des objectifs et un cadre juridique , une sorte de loi-cadre qui codifierait le fonctionnement des organismes de retraites . Si une profession le demande, par exemple celle des médecins, des notaires, et que son projet nous parait viable , l'Etat prendra le décret qui permettra son fonctionnement .
Il faut donc un organe de tutelle et de surveillance, une profession qui s'implique. La mise en place d'un système de retraite cohérent fait partie de la mise en place d'une société civile où l'Etat est un tuteur qui surveille le bon déroulement des choses mais ce n'est pas un opérateur. Ce sont les différentes forces et les constituants de la société civile, les syndicats, partenaires sociaux , cotisants... qui agissent .
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