La régionalisation avancée ou le pari sur la démocratie
La révolution technologique et numérique remodèle aujourd'hui la production mais aussi les liens sociaux, la géographie et la démocratie. Nous changeons de paradigme et nous vivons un monde qui selon le mot du prix Nobel indien, Amartya Sen, recèle «autant de possibilités immenses que de gigantesques échecs».
LE MATIN
29 Mars 2011
À 17:33
Dans sa conférence de presse, le président de la commission de la régionalisation avancée, membre de la commission de la révision de la Constitution Omar Azziman, militant de longue date des droits humains, fait un pari pour le Maroc, celui des possibilités, de la démocratie, de l'Etat de droit où la dimension genre et la dimension régionale seraient intégrées. Le philosophe américain Noam Chomsky se référant à une modification du pari de Pascal, se demandait dans une conférence à Paris « pourquoi agir politiquement ou socialement ? Peut-on être sûr que cela est utile ?» Il ajoutait aussitôt «Si nous abandonnons l'espoir, et que nous nous résignons à la passivité, nous faisons en sorte que, certainement, le pire adviendra; si nous conservons l'espoir et travaillons dur pour que ses promesses se réalisent, la situation peut s'améliorer». Comme lui, Omar Azziman parie sur l'engagement pour que le meilleur advienne ». Que dit Mr Azziman ? « Nous faisons un pari sur l'avenir car nous sommes convaincus que lorsque les responsabilités seront plus claires, que la chose publique sera gérée dans un esprit de responsabilité,que les mécanismes de redevabilité et de contrôle fonctionneront pour redonner confiance aux institutions, nous pourrons créer un nouveau Maroc avec une élite, des personnes compétentes et qualifiées toutes conscientes des enjeux.
Nous savons que l'image de l'élite locale n'est pas bonne, qu'il y a des détournements, qu'il y a des gens qui ne devraient pas être. Nous faisons le pari de l'évolution, nous faisons le pari que les choses vont aller en changeant, en s'améliorant car nous avons tous les atouts pour cela. Il y a quelques semaines, on nous disait que les jeunes au Maroc ne sont pas politisés, qu'ils sont branchés sur les gadgets et qu'ils ne pensent qu'aux choses matérielles. Les derniers événements nous ont montré qu'il y a une jeunesse consciente, responsable, qui aime son pays qui veut construire son avenir. Il y a un potentiel, des énergies qu'ils font fédérer au niveau des régions. Nous faisons le pari du changement de la démocratie, du renouveau et les choses vont se faire progressivement … La démocratie s'est aussi un apprentissage où chaque étape du moment est supérieure à l'étape antérieure »Un mot aura traversé toutes les interventions des membres de la commission présents à la conférence, celui de démocratie qui sera garantie par une plus grande représentativité de la femme, et de la société civile, par la résorption des disparités très fortes qui existent entre régions (3 régions consommant 45% de la richesse nationale), par les pouvoirs des présidents de régions et des conseils de régions, par une gouvernance et une reddition des comptes. Autant d'éléments forts qui structurent un immense chantier qui va modeler l'avenir du Maroc. Un avenir qui se construit en fonction d'une histoire, souligne Mohamed Souafi membre de la Commission de la CCR. «La structure territoriale est le résultat du processus historique de constitution de la nation, de son rapport à l'Etat et de l'inscription de ses rapports politiques et sociaux dans l'organisation de son espace». C'est ainsi que le modèle marocain ne sera pas le modèle espagnol ou italien... il sera bâti en fonction du substrat historique du pays.
Entretien avec Mohamed Souafi, membre de la Commission consultative de la régionalisation
LE MATIN : On connaît les différents modèles de régionalisation des systèmes confédéraux, fédéraux, des Etats-Unis, des landers allemands ou des régions autonomes d'Espagne. Y a-t-il un modèle arabo-islamique ?
MOHAMED SOUAFI: En d'autres termes, la civilisation arabo-islamique a-t-elle produit une territorialité ? Pour répondre à cette question, il faut évidemment partir d'Ibn Khaldoun. Les trois acteurs territoriaux sont les tribus, les villes et, au centre du dispositif, le sultan. La base de la société est constituée par des tribus aux contours incertains et au comportement systématiquement centrifuge. Le contexte n'a rien à voir avec celui de la féodalité européenne. Il faut tenir compte aussi des confréries, des zaouïas, des marabouts et des saints qui tissent à travers le territoire un maillage indépendant des tribus et même trans-tribal. Dans ces conditions, le sultan mène un jeu subtil d'équilibre entre les uns et les autres afin d'éviter les deux risques permanents que sont d'un côté l'anarchie tribale et de l'autre la tentation des villes de s'autonomiser et d'échapper à l'autorité et à la fiscalité du souverain. Le résultat est une texture territoriale extrêmement faible où le facteur déterminant est le niveau d'autorité du sultan sur les tribus, niveau très variable dans l'espace et dans le temps, d'autant que les règles de succession restent assez floues. Le monde arabe va perdre son autonomie pour passer sous la coupe turque et la macrostructure politique et spatiale sera imposée par les Turcs, à travers les beys et les deys. La force militaire turque a les moyens d'imposer l'autorité aux tribus. Mais la réalité profonde de la société n'est pas modifiée. Le tribalisme reste synonyme d'immobilisme et de fractionnement territorial. Le système turc, à l'image des Romains, est une vaste enveloppe à l'intérieur de laquelle chaque entité fonctionne de façon largement autonome, sous l'autorité d'un bey ou d'un dey, sensé représenter la Porte.
Qu'en est-il au Maroc à cette époque ?
Le Maroc est le seul pays à avoir échappé à la domination turque. Les sultans du Maroc ont su faire émerger du magma tribal un système organisé de villes, capable d'assurer l'encadrement global du territoire ; ce sont les villes impériales, Fez, Meknès, Rabat, Marrakech. Ces villes constituent un système territorial. Le couple Fez-Meknès est le pôle de la partie Nord et Est du territoire en relation avec la Méditerranée et le reste du Maghreb, tandis que Marrakech est la capitale du sud et la porte du grand sud, Sahara et Afrique subsaharienne. Entre les deux, Rabat assure la connexion, en contrôlant la voie de passage, beaucoup plus sure que le Trek es Soltane toujours menacé par les tribus, malgré la présence militaire dans les kasbahs. Le paradoxe en cette affaire est le rôle déterminant de la voie littorale alors que le sultan n'y contrôle aucun port (puisque Salé a fait longtemps bande à part.
Quels sont les caractères de ce que vous appelez la territorialité marocaine ?
Elle est défensive depuis le début du XVe siècle et la prise de Sebta. Espagnols et Portugais tiennent plus ou moins le littoral. Elle reste ouverte sur le Sahara; le sultan du Maroc parvient à étendre son influence jusqu'à Tombouctou et jusqu'au Sénégal et même au delà. Mais le trafic trans-saharien se réduit considérablement du fait du contournement par les Portugais. - Si le Royaume se ferme, son organisation interne se renforce. Le fait que Fez et Marrakech appartiennent au même Royaume n'a jamais été mis en doute, même quand chacune d'elle abritait un prétendant au trône. Le fait que les Turcs considéraient le Maroc comme le Royaume de Fez alors que les Espagnols le tenaient pour le Royaume de Marrakech, illustre en fait l'unité du pays. Il est important de noter qu'au même moment, l'Algérie est découpée en trois tranches, autour de ses trois villes majeures, Alger, Constantine et Oran. Le dey d'Alger n'a aucune autorité sur les beys de Constantine et d'Oran qui sont en fait aussi « indépendants » que celui de Tunis. Le cadre formellement unifié des Ottomans masque en fait une absence complète d'intégration. Le contraste avec l'Algérie turque est d'autant plus frappant que les deux capitales d'Alger et d'Oran n'étaient distantes que d'un peu plus de 300 Km et étaient reliées directement par la mer, alors que Fez et Marrakech étaient séparées par des reliefs vigoureux et surtout des tribus indociles, avec des distances de 500 km par le Trek es Soltane et de plus de six cent kilomètres par la voie côtière qui était la plus utilisée. Sous l'ancien régime, une telle distance est considérable et, même en Occident, bien peu de royaumes parviennent à tenir de telles grandeurs qui représentent plusieurs semaines de chevauchées. Le binôme Fez-Meknès illustre une autre dimension du problème, le rapport complexe du Sultan avec les villes et en particulier avec la plus riche et la plus prestigieuse, Fez. Le rôle particulier des ouléma de Fez dans le processus de l'allégeance traduit la puissance de la ville. Les sultans n'ont eu de cesse de la tenir en bride, en imposant Fez Jdid et surtout en créant de toutes pièces Meknès, la ville du Souverain, pour concurrencer l'ambitieuse métropole commerciale et religieuse. La création de Meknès par Moulay Ismael illustre parfaitement le rôle stratégique des villes et la nécessité pour le souverain de s'assurer leur contrôle. Le danger principal était la collusion entre la siba tribale et l'insoumission urbaine, comme cela s'est déjà produit à Fez. En effet, la Siba n'est pas une sécession mais une sédition, en fait un refus des prélèvements qui ne met pas en cause l'appartenance au Royaume. On a ici une texture territoriale unifiée, à un niveau certes assez faible, mais qui a été ensuite confortée par la lutte pour l'indépendance nationale, puis par un demi-siècle d'action de développement et d'équipement conçue et déployée à l'échelle nationale. À cet égard la dernière décennie a été particulièrement importante puisqu'elle a été consacrée à corriger les écarts les plus flagrants en matière de service public, entre les villes et les campagnes. Même s'il reste beaucoup à faire, cette décennie a été positive pour ce qui touche à l'unité nationale.
Par rapport au modèle jacobin, on a pu présenter des similarités entre la France et le Maroc qui a été sous protectorat. Peut-on faire un rapprochement ?
Le Maroc et la France se retrouvent dans la même catégorie en matière de texture territoriale, les pays unifiés/intégrés mais cela n'a rien à voir avec l'épisode colonial. Notre texture territoriale n'est pas un produit d'importation et encore moins un élément imposé par la colonisation. D'un côté comme de l'autre, cela vient de beaucoup plus loin, de l'histoire longue. S'il y avait un rapprochement à opérer ce serait entre Louis XIV et Moulay Ismaël, qui luttaient en même temps, chacun dans son contexte, pour imposer l'autorité royale et l'unification du royaume. Les contextes étaient profondément différents. Au nord, un système à dominante féodale, au sud, un système à base tribale. Le problème du Roi de France était de «mater» définitivement les Grands et il avait, pour ce dessein, le soutien de la bourgeoisie. Le problème du sultan du Maroc était beaucoup plus complexe. Il n'était pas question de mater définitivement les tribus mais de leur imposer une autorité stable. Et dans ce dessein, il n'avait pas le soutien de bourgeoisies urbaines puisqu'il n'y avait pas de bourgeoisie. Entre les villes (et en particulier Fez) et le Sultan, la tension était forte. Moulay Ismaël devait se battre sur tous les fronts. Les sultans devaient régner sur leur cheval car tout était constamment à refaire et que l'autorité ne s'exerçait réellement qu'avec la présence physique du souverain. Pour autant, il y a eu une continuité remarquable, des Saadiens aux Alaouites, pour construire un territoire – et ce sur une période de huit siècles tout à fait comparable à celle des Capétiens en France !
De ce tour d'horizon historique, quels enseignements peut-on tirer ?
La structure territoriale est le résultat du processus historique de constitution de la nation, de son rapport à l'Etat et de l'inscription de ses rapports (politiques et sociaux) dans l'organisation de son espace. En dehors des distinctions proprement socio-économiques, chaque société se caractérise par des différenciations territoriales d'origines diverses, historico-culturelles, ethniques, religieuses, linguistiques ou autres. Ces différenciations peuvent se combiner de façon très variée avec les distinctions socio-économiques et c'est ce qui fait la spécificité de chaque société ; elle s'apprécie essentiellement en termes d'intégration; celle-ci peut se situer à des niveaux différents et fonctionner selon des modes différents. Cette intégration a une traduction spatiale ; il est fréquent que les territoires se définissent en fonction de l'un, voire de plusieurs des critères qui viennent d'être évoqués. Lorsque les différenciations sociales et sociétales s'inscrivent dans un cadre territorial, à l'intérieur de l'espace national, elles acquièrent une consistance et un statut qui renvoient à la question de l'unité nationale.
En termes d'approches comparatives, que vous suggèrent les exemples espagnols ou belges qui sont dans l'actualité ?
En Espagne, ou plutôt les Espagnes, on gère les différenciations historiques par les autonomies, des assemblages des agrégations de royaumes anciens ; en Belgique on s'organise en communautés linguistico-culturelles, régions wallone, flamande, …Dans tous les cas, on cherche la formule institutionnelle qui permette de gérer les différences en maintenant une unité. Le facteur de différenciation le plus fréquent, à l'intérieur de nombreux Etats, est la langue et la taille du pays. Dans le cas des pays intégrés comme la France, exemple de système unifié, le thème régional n'est pas porté par une revendication populaire à plus d'autonomie à l'égard du pouvoir de l'Etat ou en référence à un passé féodal complètement effacé par deux siècles de centralisme monarchique, mais au contraire un projet de l'Etat lui-même qui souhaite se décharger des taches de gestion courante et plus encore de la charge financière correspondante. C'est l'Etat qui souhaite d'une part, alléger le centralisme, face au poids croissant des charges qu'il doit assumer, en particulier en matière sociale, et adapter son organisation à la grande mutation sociogéographique qu'a connue la France des années soixante et soixante-dix et en particulier l'urbanisation – et ce dans le cadre plus global de l'intégration européenne.
En conclusion et pour mieux comprendre la nouvelle architecture proposée par la Commission, quel est le fil directeur du projet de régionalisation au Maroc ?
Le fil directeur pour la conception de la régionalisation me paraît devoir être conduit sous l'angle de l'efficacité de l'Etat qu'il s'agit d'organiser dans un cadre géographique ajusté aux réalités du terrain et en mesure de « fertiliser » les initiatives de développement. Pour procéder à cet exercice, il faut prendre en compte la configuration géographique du territoire afin de déboucher sur une carte des régions. Pour cela il importe en premier lieu d'arrêter les règles de définition des régions. La première règle fondamentale de base qui s'impose est d'adopter une posture réaliste: prendre le territoire tel qu'il est structuré et non pas tel qu'on rêve qu'il soit. Cela revient à dire qu'il faut le configurer et le gérer à la lumière des contraintes que l'on doit affronter et les potentialités économiques, financières, environnementales, qu'il offre pour le valoriser.