Dans la troisième partie consacrée au « Roman d'Ibn Khaldoun » intitulée « Face à Tamerlan, le fléau du siècle », que publie en exclusivité «Le Matin» en plusieurs épisodes, Bensalem Himmich évoque un autre protagoniste de l'Histoire : Tamerlan, alias Timur le boiteux.
LE MATIN
11 Novembre 2011
À 16:26
Abdel répondit, bien malgré lui, qu'il s'exécuterait. Le tyran s'exclama : khob, khob ! et convia son hôte à manger sous son regard. Il ordonna d'apporter l'une des nourritures mongoles préférées appelée rachta ; elle lui fut présentée dans des plats posés devant lui. Il se leva et en prit plusieurs bouchées, montrant qu'il appréciait la cuisine tatare et apaisant sa peur panique que ce repas soit le prélude à son extermination. Car il se souvint que les Mongols ont coutume de gaver d'aliments tout condamné à mort avant de le dépecer. Sa terreur ne diminua que lorsque Tamerlan lui fit signe de s'asseoir et lui jeta des regards étranges qu'Abdel pensa pouvoir calmer en débitant un discours pour la circonstance agrémenté de louanges emphatiques, comme il sied.
Il dit avec quelque application afin que le traducteur parvienne à le suivre et à traduire fidèlement : «Que Dieu te glorifie ! Il y a plus de trois ou quatre décennies que je souhaite te rencontrer. Car tu es le Roi du monde, et nul doute que l'humanité depuis Adam n'a connu un seigneur tel que toi. Étant un homme de science, je ne parle jamais sans preuves. Celles te concernant les voici : tout pouvoir est fondé sur la vitalité de l'esprit de corps. Sa force en dépend. Les hommes de science sont unanimes à dire que les deux peuples les plus prééminents sont les Arabes et les Turcs. Tu n'es pas sans savoir la prépondérance du pouvoir des premiers due à leur union dans la religion autour de leur Prophète.
Quant aux Turcs, ce qui atteste leur suprématie est leur victoire sur les rois de Perse, auxquels Afasuâb a pris Khorasan. Nul roi sur terre n'a égalé leur puissance clanique, ni Chosroès, ni César, ni Alexandre, ni Nabuchodonosor. Tous ces chefs des plus renommés ne peuvent être comparés aux Turcs, loin s'en faut. Y a-t-il argument historique sur la puissance de ton ascendance et ton inégalable suprématie plus décisif et plus convaincant que le mien !»
Tamerlan retroussa les lèvres et ses pupilles disparurent sous ses paupières, puis il lança un rire saccadé que le savant interpréta favorablement. Il ne reprit son calme qu'après l'irruption du chambellan qui lui annonça l'arrivée des juges de Damas dans la tente d'accueil. Il ordonna de les faire entrer et avança vers eux en traînant sa jambe éclopée. Abdel le suivit avec l'interprète et se mêla à ses collègues en observant Ibn Muflih et cheikh Ibn ‘Izz, car Tamerlan les entourait d'égards et leur adressait des paroles qu'Ibn Numân traduisait. Le grand Khan, selon ce dernier, aime les hommes de raison parmi les ulémas, et il se plaît vraiment à s'entretenir avec eux de questions tant religieuses que profanes, et pour en deviser utilement, il faut d'abord manger et boire et avoir des ventres qui chantent. Le Khan sortit, suivi des juges et des grands dignitaires de l'État. Il les mena vers une tente royale où avaient été dressées toutes sortes d'aliments, et surtout de la viande de mouton bouillie.
Un écrivain prolixe
Philosophe, homme de lettres et auteur prolixe, Bensalem Himmich figure parmi les plus grands spécialistes d'Ibn Khaldoun, auquel il a consacré plus d'un ouvrage explorant les multiples facettes de l'érudit, historien, diplomate, homme politique et philosophe natif de Tunis. Titulaire d'un doctorat d'État de l'Université Sorbonne Nouvelle en 1983 et lauréat des prix Neguib Mahfoud (2002) et Sharjah-UNESCO (2003) pour l'ensemble de son œuvre, l'auteur, déjà signataire de «Al Allama», «le Calife de l'épouvante» (Serpent à plume), ou encore «Au pays de nos crises» (Afrique-Orient), dresse un portrait dithyrambique d'un personnage qui le mérite amplement. Un homme du Moyen Âge aussi bien sollicité par les despotes éclairés de l'époque que par les gouvernants les plus sanguinaires. C'est que les avis de cet érudit hors pair faisaient autorité au Machrek et au Maghreb et inspirèrent divers courants de pensée. Si le legs d'Abouzeid Abdurrahman Ibn Mohammed Ibn Khaldoun était placé sous le signe d'une sagesse incommensurable et d'un sens de l'équité proverbial, celui de Tamerlan a été marqué par le glaive et le sang pour assouvir une ambition démesurée et une soif de puissance inextinguible. Ibn Khaldoun sera par ailleurs porté sous peu à l'écran à travers une production de dimension panarabe, suite à un scénario d'excellente facture rédigé par Bensalem Himmich qui prête régulièrement sa plume au 7e art. Une contribution en guise d'hommage à un personnage qui aura marqué l'histoire de son empreinte.Ismaïl Harakat