Dans la troisième partie consacrée au « Roman d'Ibn Khaldoun » intitulée « Face à Tamerlan, le fléau du siècle », que publie en exclusivité « Le Matin » en plusieurs épisodes, Bensalem Himmich évoque un autre protagoniste de l'Histoire : Tamerlan, alias Timur le boiteux.
LE MATIN
29 Juillet 2011
À 15:52
Mais de fausses nouvelles sont diffusées dans nos rangs par ses espions, comme par exemple le projet que Timûr aurait de noyer Damas sous un déluge de boules de feu lancées par des catapultes de longue portée qu'il est seul à posséder. Ce qui est étrange, c'est que ces espions, quand mes hommes les arrêtent, répètent leurs dires même sous la torture et les menaces de mort. Quant à nos propres espions, qui sont au nombre de vingt, seuls trois d'entre eux sont revenus du camp ennemi, la langue et les mains coupées, et les yeux crevés. Après quoi, aucun Mamlouk n'a plus accepté de se porter volontaire, même déguisé en moine ou en soufi. Et tous ceux que nous avons enrôlés de force ont menacé de trahir ou de se tuer plutôt que d'être écrasés par les éléphants du tyran. Ibn Muflih écoutait Yachbek avec beaucoup d'attention. Quand celui-ci se tut, il dit : - Tes paroles, cher conseiller, me font sentir que les Mongols gagnent du terrain et resserrent leur étau. Je m'apprêtais à faire devant les corps de l'armée mamlouk des harangues enflammées sur le devoir de préférer la bravoure à la lâcheté, le combat au refus de se battre ; des harangues illuminées par des versets coraniques et des dires prophétiques susceptibles de galvaniser les troupes et de rehausser leur combativité. Mais à quoi servent les paroles maintenant que le mal a atteint les mœurs et que le moral est tombé si bas ? - Les ulémas ont le devoir de raviver l'espoir malgré tout, ami…
- À condition que les commandants et les soldats honorent comme il se doit leur serment de défendre le pays et ses gens. Une armée hantée par l'idée de la défaite est vaincue d'avance ; des chefs qui maîtrisent si peu la guerre des nerfs, des rumeurs et des camouflages ne sont que des nains devant Timûr Lang qui l'a pratiquée partout avec art et dextérité… Ta tâche, Yachbek, et celle de tes pairs est d'inverser la tendance et de rectifier le tir, sinon Damas, Salihiya, la grande mosquée pâtiront des saccages des Tatars. Le sang des habitants sans défense teintera de rouge Barada et les autres fleuves. Notre ville subira le même sort qu'Alep et Hama ainsi que d'autres cités et agglomérations… Yachbek se leva, fit l'accolade à ses deux interlocuteurs et répéta avant de partir : - Attendre de Dieu la délivrance est un acte de foi. Je surveille Aqabay et les émirs de l'armée. Tout n'est pas perdu !
Abdel et Ibn Muflih se retrouvèrent seuls. Chacun se sentait fortement attiré vers l'autre. Une réelle sympathie semblait gagner les deux hommes, comme pour compenser la rareté de leurs rencontres par le passé. Ils firent ensemble la prière du midi et s'assirent pour déjeuner et s'entretenir. Le Maghrébin apprit que son compagnon hanbalite avait deux femmes et cinq enfants. Il fut surpris de découvrir qu'il avait lu ses Prolégomènes et quelques autres écrits, qu'il savait le persan et le turc. Son étonnement fut plus grand encore quand il l'entendit parler des écoles de jurisprudence, de la poésie arabe, des chroniques royales et de l'histoire des différentes nations, comme quelqu'un qui se promenait dans un immense jardin entre des périmètres floraux que nulle barrière ne sépare.
Un écrivain prolixe
Philosophe, homme de lettres et auteur prolixe, Bensalem Himmich figure parmi les plus grands spécialistes d'Ibn Khaldoun, auquel il a consacré plus d'un ouvrage explorant les multiples facettes de l'érudit, historien, diplomate, homme politique et philosophe natif de Tunis. Titulaire d'un doctorat d'État de l'Université Sorbonne Nouvelle en 1983 et lauréat des prix Neguib Mahfoud (2002) et Sharjah-Unesco (2003) pour l'ensemble de son œuvre. L'auteur, déjà signataire de «Al Allama», «le Calife de l'épouvante» (Serpent à plume), ou encore «Au pays de nos crises» (Afrique-Orient), dresse un portrait dithyrambique d'un personnage qui le mérite amplement. Un homme du Moyen Âge aussi bien sollicité par les despotes éclairés de l'époque que par les gouvernants les plus sanguinaires. C'est que les avis de cet érudit hors pair faisaient autorité au Machrek et au Maghreb et inspirèrent divers courants de pensée. Si le legs d'Abouzeid Abdurrahman Ibn Mohammed Ibn Khaldoun était placé sous le signe d'une sagesse incommensurable et d'un sens de l'équité proverbial, celui de Tamerlan a été marqué par le glaive et le sang pour assouvir une ambition démesurée et une soif de puissance inextinguible. Ibn Khaldoun sera par ailleurs porté sous peu à l'écran à travers une production d'une dimension panarabe, suite à un scénario d'excellente facture rédigé par Bensalem Himmich, qui prête régulièrement sa plume au 7e art. Une contribution en guise d'hommage à un personnage qui aura marqué l'histoire de son empreinte. Ismaïl Harakat