Fête du Trône 2006

De la démocratie d'opinion

Mohamed EL ABBASSI
>Cadre dirigeant.

22 Juin 2011 À 10:08

Une entreprise moderne ne peut se passer, aujourd'hui, d'outils tels que les enquêtes de satisfaction de ses employés. Leur motivation est un enjeu majeur, du moins est-ce l'objectif souvent mis en exergue par des dirigeants soucieux du bien-être de leurs collaborateurs. Des dirigeants qui savent que la pérennité de leur firme repose sur la satisfaction de leurs actionnaires qui, par ricochet, dépend de la satisfaction de leurs clients qui est elle-même tributaire de la satisfaction des salariés, de leur travail et de leurs conditions. Cette frasque idyllique n'est rien d'autre qu'une fable de nourrice que l'épreuve de la réalité dénonce avec véhémence.

Les chefs d'entreprises qui se sont frottés à l'exercice du sondage d'opinion au sein de leurs firmes ont souvent appris à leurs dépens et à l'épreuve du feu que ce genre d'exercice ne se décrète pas et qu'il doit être mené avec rigueur, minutie et responsabilité au risque de quoi ils peuvent voir leurs firmes partir à la godille. Certaines entreprises se sont lancées, par effet de mode, les yeux bandés dans cet exercice qui semble, de prime à bords, tout à fait anodin et qui se révèle périlleux. Elles ont espéré améliorer le bien-être de leurs collaborateurs, mais elles n'ont, au mieux, recueilli qu'un malaise social. Certains me rétorqueront que les chemins du paradis sont parfois parsemés d'embuches ; mais croyez-moi, ce n'est guère un jeu de métaphore ni un exercice de style lorsqu'il s'agit de voir une entreprise agoniser à cause d'une crise sociale catalysée par ce même outil qui était censé l'aider à s'en prémunir.

La première difficulté provient de l'entreprise elle-même, de son histoire, du style de management, du niveau de maturité des dirigeants et des collaborateurs. La deuxième émane de la préparation du sondage en tant qu'instrument de mesure, de sa calibration, de son explication et de son déploiement. La dernière est liée à l'analyse des résultats et leur interprétation statistique. Rien n'est neutre dans ce processus et les professionnels des sondages le savent très bien. Nonobstant sa préparation avec le plus grand soin, calibré et déployé avec la plus grande minutie, le sondage ne peut s'affranchir d'écueils et de dérapages. En effet, la mesure d'un phénomène social se heurte au fait que le sujet et l'objet, le sondeur et le sondé, font partie de la même expérience, ainsi quelle que soient les précautions prises, une part de subjectivité reste irréductible depuis l'intention initiale jusqu'à l'interprétation finale.

Entre les mains de dirigeants, mais aussi de collaborateurs peu scrupuleux, l'enquête de satisfaction peut se révéler une arme de subversion massive, car c'est l'occasion de projeter ses frustrations, de régler des comptes où elle est l'instrument rêvé de manipulation sous couvert de rationalité scientifique ! Ne serait-ce qu'à travers des événements impromptus ou provoqués afin d'orienter de manière insidieuse certaines réponses et par voie de conséquence le résultat global de l'enquête s'en trouverait biaisé. Lorsque le résultat est sanctionné par l'entreprise, l'acte de manager se trouve assujetti à la dictature du chiffre et l'entreprise crée elle-même, à ses risques et périls, son modèle de manager «démagogue» qui ne dirige plus, mais s'accapare ses points de bonne grâce à coups de populisme. Pour ma part, je m'efforce toujours à comprendre ce que cache un sondage plutôt que de disserter sur ce qu'il montre, car ce qu'il montre est suggestif, mais ce qu'il cache reste souvent l'essentiel.

Ces écueils me semblent transposables aux sociétés démocratiques modernes bien qu'il y ait des différences fondamentales entre la société et l'entreprise, ne serait-ce que parce qu'une entreprise n'est pas et ne peut être une démocratie et que la société démocratique ne peut être réduite à une entreprise, mais le parallèle reste saisissant à plus d'un titre.

Le développement des médias et l'émergence de l'opinion publique ont enfanté du sondage qui a permis d'ériger une nouvelle forme de démocratie. Mais ce constat masque le fait que le sondage dans le jeu politique n'a point été décrété et qu'il a émergé d'un long processus de démocratisation vieux de plusieurs siècles. En effet, la démocratie des partis, liée à l'extension du suffrage universel, s'est confrontée, dans son déploiement pratique, à une double contrainte. La première est inhérente aux limites et carences de la représentativité parlementaire et celle de l'intermédiation politique, la seconde concerne l'agrégation des choix qui ne favorise pas le consensus.

Introduire le sondage comme support à l'intermédiation politique ne peut qu'imparfaitement rapprocher l'élu des préoccupations des électeurs, car l'inférence statistique introduit un biais et la synthèse des résultats se paye par une perte d'information. Or, même dans les démocraties les plus affirmées, nous percevons les limites et certains effets pervers du sondage. Hormis ses carences intrinsèques et les risques de manipulation qui viendrait troubler le jeu démocratique, une démocratie dite d'opinion est myope ou au mieux frappée d'anamorphose. Sous son emprise, la pression de l'événement quotidien brigue le pas aux questions structurelles. Elle est aussi incapable d'entrevoir la vérité qui, pour elle, se confond avec l'événement du jour. Elle a tendance à privilégier le superficiel, le sensationnel au détriment de l'essentiel.

Le sondage d'opinion, dans certaines circonstances, tend à biaiser et à perturber l'exercice du politique, qui comme dans le cas du manager vu précédemment, est plus tenté par les actions qui améliorent la valeur sur le marché électoral de tel ou tel candidat de tel ou tel parti, que de traiter des questions de fond qui préoccupent la cité, celles-ci sont, à court terme, moins rémunératrices électoralement parlant. N'avions-nous pas suivi, ici et là, d'innombrables scandales sur fond de manipulations de certains résultats de sondages ? N'avions-nous pas assisté à des pratiques, similaires, qui tentaient d'améliorer facticement l'image de tel ou tel dirigeant ou de favoriser tel groupe au détriment de tel autre ? Le sondage, à mon humble avis, est une arme qui peut s'avérer de destruction massive, et qui, mise entre des mains peu scrupuleuses ou mal conseillées, ferait perdre les arçons à la démocratie qui l'a enfantée.

Le combat démocratie/démagogie est séculaire et se trouve aujourd'hui exacerbé par le sondage d'opinion, car le « Vulgum Pecus » démêlera, tant bien que mal, la vérité du brouhaha ambiant et succombera à une démagogie qui comme toute forme de facilité est tentante annonçant, insidieusement, l'émergence d'une nouvelle autocratie. Mais celle des organismes de sondages n'en serait-elle pas une ? En effet, les passions stimulées et exacerbées par de mauvaises assertions véhiculées tacitement à coups d'annonces, non seulement alimentent la psychose du mal omniprésent partout, mais elles contribuent à l'abrutissement du peuple.

L'usage du sondage en politique pose, avec acuité, le principe de la liberté de pensée individuelle, la liberté du jugement rationnel qui concourt à l'émergence d'une vraie opinion publique, il révèle, aussi, de vraies entorses d'ordre juridiques et de régulation. Paradoxalement, le sondage exacerbe le clivage et l'incompréhension entre gouvernants et gouvernés. Les électeurs ont l'intime conviction de ne plus être entendus, ils ressentent un abîme les séparant de l'idéal démocratique, ils constatent, impuissants, le rétrécissement du champ et de l'espace politique.

Certaines démocraties tombent de Charybde en Scylla, ce qui se passe chez nos voisins, qui ne s'arrêtera vraisemblablement pas aux frontières de la péninsule ibérique, est le prélude à la reconquête de l'espace politique par les citoyens, à la réinvention de la démocratie parlementaire, avec l'omniprésence des nouvelles technologies de l'information, pour plus de représentativité, plus de participation et plus de contrôle.En ce qui nous concerne, le débat, à mon humble avis, devrait se situer au niveau des conditions nécessaires et suffisantes qui feraient du sondage d'opinion un outil d'accélération et de consolidation de la démarche démocratique dans notre pays. Cela ne peut se faire que si une loi sur les sondages est promulguée et que dans son sillage une instance de contrôle et de régulation est constituée.

Si nos futurs représentants entassent «Pélion sur Ossa», ils ne pourront faire l'impasse sur ce qui participera à élever la sincérité du débat politique et électoral. Une loi sur les sondages s'impose, il y va de la maturité de notre démocratie, de l'évolution de nos institutions et in fine de notre développement. Or celui-ci, ne l'oublions jamais, n'est guère une donnée exogène, mais plutôt une construction sociale basée sur une participation, concertée et optimale, de l'ensemble des acteurs et qui génère des externalités positives. Cette construction se doit d'être faite par nous, par nos politiques et par nos institutions de manière solidaire avec notre Souverain.
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