Fête du Trône 2006

Le discours critique : vérité et variété

chafai nadia : Université Sidi Mohammed Ben Abdallah, Faculté des lettres et sciences humaines Dhar Mehrez-Fès, Département de langues et littérature françaises.

05 Février 2011 À 12:53

Le rôle du discours critique consiste en l'achèvement des œuvres qui sont considérées comme inachevées sans elle. Milan Kundera écrit dans ce sens : sans elle (la critique), toute œuvre est livrée aux jugements arbitraires et à l'oubli rapide. (1)

Et sans elle «en tant que méditation, en tant qu'analyse qui sait lire plusieurs fois le livre dont elle veut parler, nous ne saurions rien aujourd'hui ni de Dostoïevski, ni de Joyce, ni de Proust. »(2)

Néanmoins, si l'on veut remonter dans le temps, on trouvera que pour Platon, l'adjectif critique «kritikos» veut dire : «la faculté de penser et de discerner, propre au législateur, au médecin ou au philosophe» (3) , tandis que pour Aristote, il paraît qu'il a été le premier à travailler sur la description et la dénomination des genres et par-là à «soumettre les ouvrages de fiction à l'esprit d'examen». (4)

''La Poétique'' (5), qui est un ouvrage théorique et critique, demeure une grande référence pour toute réflexion critique. Et c'est dans cette perspective que la réflexion littéraire contemporaine prône le retour à la poétique, notamment Paul Ricœur et Gérard Genette.
La critique littéraire oriente mieux la lecture dans la mesure où elle permet au lecteur d'être guidé pour mieux saisir la singularité et la continuité des œuvres.
En revanche, nous assistons aujourd'hui à une galaxie d'approches ou d'écoles de la critique littéraire; lesquelles approches ont connu, malgré l'évolution étonnante dont elles ont fait preuve, des fractures et des discontinuités au lieu de se succéder.

C'est dire toute la difficulté de la tâche du critique : d'abord, face à l'objet même de son travail qui est le texte et ce point appelle éclaircissement; autrement dit, comment rendre compte réellement de la littérature ? Et comment révéler le vrai sens de cette littérature, sachant que le sens est souvent latent ?
Ensuite, quelle approche ou quelle méthode d'interprétation choisir pour répondre à ces questions ?
Eu égard à ces faits, il s'avère très difficile de définir la critique en tant que discipline mise à part. Michel Jarrety parle de : «Mélange mal identifiable entre un style d'interprétation personnel et le recours à des savoirs largement empruntés, depuis près de cinquante ans, aux diverses sciences humaines». (6)
Toutefois, si les chemins de la critique demeurent multiples, ils tournent tous autour des notions-clés et incontournables, à savoir l'auteur, le lecteur et le texte.

La critique ne peut exister sans texte, ce qui implique que sa vie et sa pérennité dépendent plutôt de l'œuvre comme elle ne peut exister sans écrivain et ce dernier risquerait de tomber dans l'oubli sans cette présence médiatique que lui assure le critique.

Mais l'on revient toujours à la question cruciale : quelle critique choisir ?

Le critique se heurte généralement à une énorme difficulté qui est celle de l'œuvre qui guide le critique :« La difficulté du critique dépend également de la position qu'il choisit d'adopter face au texte, accepter de se soumettre à l'écriture d'un autre ou la souveraineté de la sienne». (7)

Ceci dit, quel choix fait le critique devant le texte ? Accepte-t-il d'accorder une liberté et une autonomie à la critique ou «s'impersonnalise-t -il dans le discours qu'il propose» ? (8)

Les opinions divergent entre ceux qui édifient le discours critique et ceux qui le récusent ou s'en méfient, Valéry s'inscrit dans la deuxième lignée : «Valéry témoigne fréquemment, sinon tout à fait son mépris, en tout cas son indifférence pour toute forme de critique, car de tels discours ''font écran'' entre le livre et le lecteur qui doivent entretenir une relation pure de toute intrusion étrangère; il disqualifie d'autre part très ouvertement toute pratique qui considère le texte indépendamment du mouvement-écriture, lecture- qui seul le met en œuvre et c'est en particulier la condamnation radicale de l'explication de texte qui, au rebours de l'écriture qui les unit par un effet d'ensemble, isole les éléments fatalement séparés d'un texte figé par une sorte de dissection».(9)

Valéry atteste d'une grande réévaluation du lecteur, à qui il refuse de retirer sa part de liberté par la critique qui, en prétendant apporter un savoir, limitera celui du lecteur.
Il témoigne également d'une «symétrie voisine entre lire et écrire» (10) et aucun facteur extérieur ne pourrait rendre compte d'une œuvre.
Par ailleurs, le problème de la liberté du lecteur nous renvoie à un autre problème encore plus complexe : un seul texte peut être abordé par plusieurs approches toutes différentes les unes des autres avec leurs propres méthodes.

Elisabeth Ravoux Rallo rappelle dans ce sens l'exemple du sonnet «Les Chats» de Baudelaire qui a eu plus de cinquante interprétations. Que dire de ces interprétations ? Sont-elles toutes valables ? Se complètent–elles ou s'excluent-elles ? Et Jean Molino de déclarer : «Sil pouvait exister une théorie générale du texte, elle se confondrait alors avec une science générale de l'existant couvrant à la fois le monde, la science (analyse des textes scientifiques), la société, l'histoire et j'en passe». (11)

Pour Umberto Eco, la réponse est claire lorsqu'il avance dans ''Les Limites de l'interprétation'' que : «Nous devons faire une distinction entre l'utilisation libre d'un texte conçu comme stimulus de l'imagination et l'interprétation libre d'un texte ouvert (…)». (12)

De toutes les façons, pour saisir la critique de tel ou tel auteur, il convient de chercher les fondements et les principes qu'il choisit et de dégager sa logique et l'argumentation qu'il adopte « pour juger de la validité de la conclusion à la quelle ce commentaire aboutit».(13)

C'est souligner toute la complexité et le caractère encyclopédique du texte littéraire qui englobe plusieurs savoirs; et prétendre en rendre compte serait ignorer sa littérarité, son hétérogénéité et son esthétique.
Beaucoup plus, un texte ne reflète pas toujours le réel mais va jusqu'à le ''détourner'', voire le transformer.
D'ailleurs, l'une des grandes caractéristiques du texte littéraire est bel et bien la résistance et c'est cette dernière qui ouvre la voie à une multitude de lectures qui enrichissent le champ de la critique littéraire. Abderrahmane Tenkoul cite dans cette optique : «(…) Le texte littéraire apparaît donc comme un phénomène aux ramifications multiples et intenables (…). De quelque côté qu'on le prenne en effet (pragmatique, sémantique ou syntaxique…), le texte ne peut être entièrement soumis à une méthode d'analyse à prétention universelle. Et c'est bien compréhensible, non pas à cause de l'immense diversité des textes (chose évidente) mais en raison plutôt de leur tendance à défier les normes des lectures, à déjouer les certitudes des critiques et leurs principes». (14)

Désormais, il semble que la critique ne suit pas de près l'évolution de la littérature qui, elle, est toujours en quête du renouveau, de nouvelles formes et stratégies, alors que la critique reste attachée à des considérations archaïques. Donc, soumettre le texte à une seule analyse, c'est lui refuser sa juste valeur, sa complexité et sa richesse. Elisabeth Ravoux Rallo ajoute : «Ce que doit chercher le critique, ce n'est pas la vérité, le secret du texte, mais une certaine validité de sa méthode d'analyse qui permet une nouvelle communication entre l'œuvre et le lecteur». (15)

NOTES

1-Jérôme Roger, ''La Critique littéraire'', Nathan, Paris, 2001, p.5.
2-Ibid.
3-Ibid.
4-Ibid.
5-Aristote, ''La Poétique'', Poche, 1990.
6-Michel Jarrety, ''La critique littéraire du XXe siècle'', PUF, Col. ''Que sais-je ?'' Paris, 1998, p. 51.
7-Ibid.
8-Ibid.
9-Ibid, p.34.
10-Ibid.
11-Elisabeth Ravoux Rallo, ''Méthodes de critique littéraire'', Armand Colin, Paris, 1999, p.14.
12-Ibid.
13-Ibid, pp.14-15.
14-Abderrahmane Tenkoul, « Quelle critique pour le texte maghrébin ? Cité dans ''Approches scientifiques du texte maghrébin'', Les éditions Toubkal, Col. Repères, Maroc, 1987, p.113.
15- Elisabeth Ravoux Rallo, op. Cit, p. 124.
Debat.extended.baspage

Copyright Groupe le Matin © 2025