Fête du Trône 2006

Le labyrinthe de la démocratie

Mohamed BERRADA
>Professeur à l'Université Hassan II et président du centre de recherches Links.

01 Mai 2011 À 11:29

Le cours du monde, nous le voyons chaque jour, avance à une vitesse accélérée, sans que nul ne puisse dire ni vers quoi, ni pourquoi. Marqué d'une complexité et d'une imprévisibilité toujours croissantes, le monde est devenu plus opaque que jamais. On l'a vu à propos de la crise financière de 2008. On le voit aujourd'hui sur le plan politique, par la place occupée soudain, au début de ce siècle, par le monde arabe et par l'Islam sur la scène internationale.
Le monde change et les rapports de force aussi. Les pouvoirs de l'Occident s'estompent peu à peu, alors même que de nouvelles puissances émergent. C'est vrai sur le plan économique, le politique naturellement suivra. Le monde arabe heureusement se met à son tour en harmonie avec l'histoire. Il ne peut rester en marge de ces transformations. Deux traits essentiels semblent caractériser les événements qui le marquent aujourd'hui : l'imprévisibilité et la contagion.

Nul ne pouvait prévoir que le Tunisien qui s'est immolé par le feu engendrerait un tel processus de bouleversements dans plusieurs pays arabes. Un processus qui a fait tomber des tabous et des pratiques longtemps admises. Un processus qui s'explique aussi par la crise économique générée par la mondialisation et la perte des marchés traditionnels. Une mondialisation qui a accentué les inégalités.
Alors, on voit l'Occident changer de fusil d'épaule. Après avoir aidé ces pays à mettre en place des régimes autoritaires en les légitimant, après les avoir soutenus sous prétexte que ces régimes mènent une lutte contre les groupes islamistes et le terrorisme, il se met soudain du côté des opprimés. En fait, il intervient là où ses intérêts sont en jeu. Depuis le temps où la mode était au "droit d'ingérence", les anciennes puissances coloniales sont passées à l'affirmation plus modeste d'un "devoir d'ingérence". Subtilité de langage ? Ces mêmes puissances parlent désormais du droit des peuples à leur histoire. Drôle d'évolution, teintée d'ambiguïté, où l'Occident fait appel à la labellisation démagogique, en utilisant l'arcane de la démocratie, après celle du terrorisme, comme moteur de cohésion sociale et de défense des valeurs morales de l'humanité. De l'autre côté, sur le terrain, les manifestations populaires changent de ton et portent de nouvelles valeurs. Finis les slogans contre l'impérialisme américain. Aucun drapeau américain brulé au cours des manifestations. Aucune banderole critiquant Israël qui poursuit, en défiant le monde, son programme de colonisation. Les révoltes arabes ne portent pas l'étendard de la lutte de l'Islam contre l'Occident, comme nous l'ont fait croire pendant longtemps des écrivains occidentaux. La théorie du choc des civilisations n'est qu'un grossier mensonge. Le panarabisme a fait son temps et il a laissé la place à des aspirations nationales. Ce ne sont pas non plus des révoltes idéologiques ou religieuses. Les islamistes n'y ont pas joué un rôle important. C'est beaucoup plus simple, c'est la lutte de la démocratie contre la dictature.

C'est l'aspiration de la population à la démocratie, le désir de justice et de liberté, la lutte contre la corruption. Le ras-le bol de la patience ! On découvre soudain que les chefs d'État de ces pays, longtemps populaires et adulés chez eux, et entourés de prévenance par les pays étrangers, sont en fait des tyrans qui se sont enrichis sur le dos du peuple, et qui sont devenus au gré du temps totalement autistes par rapport aux réalités quotidiennes de la population. Alors même que ces tyrans viennent d'être réélus sous couvert d'observateurs internationaux. Une communauté internationale qui pourrait être aussi soupçonnée d'autisme. Ces manifestations ont une caractéristique particulière. Ce sont des manifestations de rue, motivées par un discours viral et non violent sur le web, portées par la jeunesse, dans un registre étrangement serein et pacifiste. Une jeunesse à la recherche de repères, tiraillée dans un environnement aux trois visages, mondialisation, occidentalisation, croissance. Une jeunesse, cultivée accédant à la classe moyenne, qui veut s'exprimer et participer au débat pour la définition de son avenir. Une jeunesse handicapée par la pensée unique et par la pauvreté de la scène intellectuelle, politique et idéologique de son pays. Une jeunesse qui contourne l'opacité et l'ennui des médias nationaux, et qui s'abreuve d'informations directement à travers les satellites et l'Internet. C'est à une véritable "insurrection électronique", pour reprendre les termes d'Hubert Védrine, qu'on assiste aujourd'hui : elle a permis à la révolte de naitre et de se développer en répandant les images sur toute la planète. Mais elle traduit aussi une différence de perception du monde, portée par deux séries de générations. Les vieilles générations qui ont pour idéal la lutte contre le colonialisme et la construction de l'indépendance, et qui gèrent et perçoivent la réalité selon ces principes.

Elles s'alimentent en informations auprès des médias officiels, informations souvent déformées pour s'adapter à des contextes particuliers. Les jeunes générations, qui n'ont pas vécu les périodes avant et après l'indépendance, qui n'ont pas de cause mobilisatrice, qui ont des préoccupations différentes, se désolent en constatant l'énorme décalage entre ce qu'on leur raconte et la réalité. Un conflit de générations. C'est à la théorie des dominos que l'on assiste aujourd'hui, un phénomène de contagion qui embrase le monde arabe, de la mer Rouge aux rivages de l'Atlantique. Des rendez-vous avec l'histoire. Une chance pour le monde arabe. Mikhaïl Gorbatchev conseillait à Erich Honecker de ne pas utiliser la force contre le choix du peuple en disant : "ceux qui sont en retard sur l'histoire seront punis par elle". C'était en 1986. Nul ne s'attendait à la chute du mur plus tard.

Ces événements vont-ils conduire inéluctablement à l'instauration de la démocratie ? On fait une erreur de croire qu'en renversant un tyran, en manifestant dans la rue, on engage une révolution qui permet de passer automatiquement à la démocratie. La révolution est une suite d'événements qui s'échelonnent sur une longue période. La révolution industrielle s'est opérée sur plus d'un demi-siècle. Comme la révolution, il n'y a pas de démocratie instantanée, comme si on faisait du nescafé. La démocratie est une construction, qui nécessite des changements de mentalité. Une construction lente appelée à prendre en considération différentes forces qui vont la tirailler dans des voies souvent divergentes. Elles s'appellent traditions, religion, armée, pauvreté, économie. Et l'issue n'est pas toujours certaine. L'histoire montre que la victoire de la démocratie a conduit parfois à une nouvelle forme de dictature, que certaines révoltes ont renforcé la dictature, sous l'effet d'un extrémisme opportuniste ou nationaliste. Une construction difficile dans des pays qui n'ont pas su créer des alternatives idéologiques par des débats pluriels et donner naissance à des leaders régionaux, pour assurer la relève. Ainsi, la révolution arabe est une révolution normale. Comme toutes les révolutions, elle entraine une phase de chaos, de contre-révolution, de luttes intestines et d'instabilité économique avec la désorganisation des circuits industriels, commerciaux et touristiques, l'aggravation du niveau du chômage et des flux migratoires vers les pays du Nord. Ces mouvements s'apaisent progressivement au fur et à mesure que prennent forme les nouvelles configurations politiques, sociales et surtout mentales.

Dans le concert des événements que connaît le monde arabe, notre pays se trouve dans une situation particulière. Depuis l'indépendance, il a adopté des principes constitutionnels qui sont à la base de la construction démocratique: multipartisme, élections, parlement, démocratie locale. Des avancées considérables dans le domaine des droits de l'Homme ont été enregistrées au cours des 10 dernières années. Le Roi reste en permanence sur le terrain à l'écoute de la population et en particulier des jeunes. Fortement sensible à la situation sociale, il conduit personnellement le programme de lutte contre la pauvreté.
Au cours de la présente décennie, le Maroc a connu une croissance économique régulière tirée par des investissements publics à des niveaux jamais atteints, et le taux de chômage a fortement baissé. Naturellement, les manifestations de rue ont eu lieu aussi dans notre pays. La jeunesse marocaine s'est exprimée dans le calme. Le Roi lui a répondu spontanément quelques jours plus tard, en annonçant une profonde réforme de la constitution, dans le sens d'une plus grande ouverture démocratique. Spontanément aussi, il a mis en place des structures et des échéances pour la mener à bon port, en invitant toutes les composantes de la société à y participer. Une constitution élaborée par des Marocains pour les Marocains, et non une constitution conçue par des esprits étrangers.

Est-ce suffisant ? Je ne le pense pas. Le monde est devenu si complexe et si imprévisible. Nous devons rester vigilants, faire appel à l'intelligence collective, à la communication publique, a la diplomatie parallèle, pour anticiper de véritables stratégies de réponse aux attentes, pour que nous ne soyons pas en "retard par rapport à l'histoire et que nous ne soyons pas punis par elle". Car au-delà des textes, qui seront certainement adoptés par référendum, il y a la pratique, les traditions, les mentalités et les pesanteurs que connaît chaque société dans son processus de transformation. Il y a le vide politique et l'absence de leaders et de débats idéologiques, nécessaires pour faire face aux contraintes du défi démocratique. Il y a la corruption qui gangrène dangereusement notre société, qui fragilise toute assise démocratique, et contre laquelle il faudrait mener de toute urgence une politique volontariste et courageuse. Mais bien plus, il y a notre immense retard en matière d'éducation. Car en définitive, aucune reforme démocratique ne peut réussir si elle n'est pas accompagnée simultanément d'une réforme de l'éducation, qui intègre, pour reprendre une pensée si chère à Edgar Morin, une composante essentielle de tout processus démocratique, la problématique éthique. Sans valeurs, sans respect de le différence, sans société solidaire, la démocratie ne sera que de façade. Notre paysage politique a bien montré ses limites, dans la mesure où la monnaie est devenue si souvent reine, et que les convictions politiques sont apparues si souvent éphémères.

Copyright Groupe le Matin © 2025