Une croissance alimentée par le chocolat
Kandeh K.Yumkella
>Directeur général de l'Organisation des Nations Unies pour le Développement Industriel (UNODI).
LE MATIN
30 Novembre 2011
À 15:32
En tant qu'Africain, mon rêve pour la prochaine décennie consisterait à voir ce continent produire et vendre du chocolat à 300 millions de Chinois, au lieu d'exporter des produits comme le cacao sous leur forme brute. Il y a quelques semaines, lors du congrès sino-africain de Xiamen, en Chine, j'ai testé cette conception sur le public, et les plus de 2 000 délégués présents ont applaudi de concert avec enthousiasme. Les chefs d'entreprise et de gouvernement sont clairement prêts à voir l'Afrique embrasser un changement structurel afin de créer des économies nationales basées sur la production industrielle.
Bien que de nombreux observateurs aient vanté le succès de l'Afrique dans le maintien d'un taux moyen de croissance du PIB aux alentours de 5-6% au cours des dix dernières années, ce constat masque la réalité d'une Afrique subsaharienne seulement légèrement plus développée en 2005 qu'un quart de siècle plus tôt : elle était alors toujours la région la plus pauvre de la planète, avec plus de la moitié de sa population vivant avec moins de 1,25 $ par jour en termes de pouvoir d'achat. Dans cette région, les campagnes évoluent sur un tapis roulant de la pauvreté qui ne mène nulle part.
Il faut que cela change. La stratégie orthodoxe des années soixante d'une croissance reposant sur l'agriculture, antidote privilégié à cinq décennies de doctrine de l'aide au « paysan heureux », doit être remplacée par une stratégie de développement du secteur agroalimentaire dans le cadre de laquelle décideurs politiques, donateurs et entrepreneurs visent la chaîne de valeur tout entière afin de soutenir un changement faisant de produits en vrac des produits agro-industriels manufacturés.
Il y a plusieurs années, l'ancien président de la Banque mondiale, James Wolfensohn, décrivait le nouvel ordre mondial comme celui d'un « monde à quatre vitesses » : les pays riches, les pays émergents, les pays en difficulté et enfin les pays pauvres. Les pays émergents sont en train de rattraper les pays riches de l'OCDE ; ceux en difficulté ne sont pas parvenus à s'affranchir de leur condition de pays à revenu intermédiaire ; et ceux pauvres - pour la plupart situés en Afrique - sont empêtrés dans une pauvreté extrême.
La bonne nouvelle, c'est que depuis les années 1990, le nombre de pays pauvres d'Afrique est passé de 35 à 21, et que le nombre d'économies émergentes s'est élevé de 2 à 17. Toutefois, 13 de ces dernières demeurent dépendantes à l'égard des exportations pétrolières (Angola, Tchad, Guinée équatoriale, Nigeria et Soudan) ou des exportations de minéraux (Botswana, Ghana, Mozambique, Namibie, Sierra Leone, Afrique du Sud et Tanzanie). De plus, la nouvelle réalité d'un monde tourmenté par une crise économique qui se déroule depuis 2008 laisse à penser que les flux Nord-Sud de capitaux, d'aide et de financement observés depuis 50 ans pourraient bien cesser.
Mais il est également clair que d'ici 2030, les marchés émergents d'aujourd'hui représenteront 60% du PIB mondial et 40% des dépenses mondiales de consommation. Alors qu'il s'exprimait récemment sur le Mozambique, le vice-président et économiste en chef auprès de la Banque mondiale, Justin Lin, a encouragé les pays d'Afrique à tirer parti de l'«émergence de vastes pays à revenu intermédiaire comme la Chine, l'Inde et le Brésil». Et celui-ci toujours de leur conseiller de saisir grâce à la Chine l'opportunité de «100 millions d'emplois de main-d'œuvre ; assez pour plus que quadrupler les emplois industriels au sein des pays à faible revenu.»
L'Afrique est-elle en mesure de trouver dans l'économie globale la place qui lui permettrait de produire et de vendre ses produits finis, notamment denrées industrielles et produits agricoles ? Le continent est-il capable de rompre un modèle économique Nord-Sud reposant sur les matières premières, pour inaugurer un modèle économique triangulaire Sud-Nord-Sud basé sur des produits de valeur plus élevée ?
En travaillant avec des experts de premier plan tels que Tony Hawkins de la Graduate School of Business de l'Université du Zimbabwe, l'Organisation des Nations unies pour le développement industriel a établi une feuille de route destinée à accélérer la révolution agroalimentaire africaine. Elle en appelle à l'augmentation de la productivité agricole ; à l'amélioration de la chaîne de valeur : à l'exploitation de la demande locale, régionale et internationale ; au renforcement de l'effort technologique et des capacités en matière d'innovation ; à la promotion d'un financement efficace et innovant ; à la stimulation de la participation privée ; ainsi qu'à l'amélioration des infrastructures d'accès à l'énergie.
Une stratégie de développement basée sur l'agroalimentaire, axée sur une production à plus forte valeur ajoutée ainsi que sur une plus forte croissance de la productivité grâce à la chaîne de valeur, constitue l'une des meilleures opportunités pour aboutir à une croissance économique rapide et globale ainsi qu'à la création de richesse en Afrique. Elle pourrait également tracer une voie vers la fin de la pauvreté pour les petits agriculteurs. L'Afrique manque toujours de l'activité et de la capacité agroalimentaire dans les zones rurales. C'est pourquoi les pays d'Afrique subsaharienne déplorent jusqu'à 40% de pertes post-récolte, notamment s'agissant des denrées périssables comme les fruits et légumes. En d'autres termes, près de la moitié de ce qui est produit par les exploitations agricoles africaines pourrit là-bas, tandis que le soir, la grande majorité de la population se couche le ventre vide. J'ai vu tout cela se produire dans l'État de Benue-Plateau (censé être le grenier du Nigeria) ainsi que dans les villes et villages de mon pays natal, la Sierra Leone. La quantité moyenne d'engrais chimiques utilisée en Afrique subsaharienne ne s'élève qu'à 12,5 kg par hectare de terre arable, en comparaison à la moyenne mondiale de 102 kg par hectare. De façon semblable, le secteur de l'agriculture est sous-capitalisé et souffre de niveaux de mécanisation extrêmement bas : en moyenne, 13 tracteurs par centaine de km2, par opposition aux 129 par km2 en Asie du Sud. Seulement 10% du potentiel hydroélectrique de l'Afrique est exploité, par rapport aux 70-80% rapportés dans les pays de l'OCDE.
D'ici 2030, il est prévu que plus de 50% des 1,4 milliards d'habitants africains vivent dans des villes. L'urbanisation s'accompagne d'opportunités, dans la mesure où la demande des consommateurs s'orientera très probablement vers des denrées alimentaires de valeur plus élevée, notamment les fruits, les légumes, les huiles végétales, le poisson et les produits laitiers. Grâce à un marketing inspiré, une société indonésienne est parvenue en seulement cinq ans à convaincre des millions de Nigériens de consommer un produit de type nouilles instantanées, connu sous le nom d'Indomie, plutôt que de consommer le très populaire produit au manioc appelé Garri. Il n'y a aucune raison immuable pour que les pays d'Afrique - de même que ses entreprises - ne soient pas capables d'en faire de même. Ceci nécessite toutefois un nouveau mantra en faveur de l'éradication de la pauvreté, de l'élimination de la faim, et de la création de richesse : du cacao au chocolat, du coton aux vêtements, et de la bauxite à l'aluminium.