26 Décembre 2012 À 12:38
Je connais Assia depuis le début des années quatre-vingt. La trame de fond de cette amitié fut la prison. J’ai vécu avec Assia des moments forts et décisifs de sa vie dont je ne parlerai pas ici. De même que je ne parlerai pas de sa lutte contre une administration sclérosée, des difficultés multiples et de tout genre qu’elle a connues, des angoisses qu’elle a vécues, des obstacles qu’elle a surmontés, sachant qu’elle nous demandait (ses amies et moi-même) de raconter un jour ses luttes, ses déboires, ses souffrances, ses déceptions. Elle disait toujours : «racontez, parlez de moi, de tout ce que vous avez vu ou vécu avec moi, si je meurs». Je ne parlerai pas des grands projets réalisés ou en cours de réalisation, de l’association qu’on avait créée.
Je ne parlerai pas de nos discussions interminables, de nos soirées, toutes les deux, seules avec un ami de la famille, Kotbi, qui chantait merveilleusement bien Mohammed Adelwahab. Je ne parlerai pas non plus de sa joie de vivre, de son amour pour la musique et la poésie. Je veux juste parler de la vie de tous les jours de Assia, de quelques tranches de sa vie au quotidien. Mustapha était un détenu mineur violent et très perturbé, qui posait beaucoup de problèmes à tout le monde au centre de réforme. Il avait fait plusieurs tentatives de suicide. Ces tentatives étaient certainement des appels au secours. Il se tailladait chaque fois le corps avec une lame de rasoir. Son torse, ses bras et ses mains portaient des marques de blessures comme les rayures d’un zèbre. C’était ahurissant. Toutes les chaînes du monde ne pouvaient contenir ce jeune homme. Son contact avec Assia l’a amadoué. De la magie. Il a commencé même à écrire, à faire de la poésie, à lire. Un soir, alors qu’elle était très malade, à cause d’une allergie très forte, et qu’elle avait effleuré la mort par étouffement, elle reçut un coup de fil lui annonçant que Mustapha avait eu une véritable crise de folie, qu’il avait été interné dans des conditions difficiles, et qu’il dormait à même le sol, sans couverture. C’était en hiver et il faisait froid. Je me rappelle qu’elle ne portait qu’un «tchamir» vert imprimé en noir. Elle prit sous le bras deux couvertures et demanda à son fils Youssef de l’emmener au pavillon 36 où Mustapha avait été interné. Affolé, ce dernier refusa en lui rappelant qu’elle était sous antihistaminique et qu’elle ne pouvait même pas marcher. Elle regarda Youssef et lui dit : «Si c’était toi à la place de Mustapha, qu’est ce que j’aurais fait ?» Youssef ne pouvait que s’exécuter. Quand elle disait que les jeunes des centres de réforme étaient ses enfants, ce n’était pas de l’exagération.
Un soir, nous étions invitées chez un ami, ex-détenu politique. Nous étions une dizaine de personnes, dont la plupart étaient des ex-détenus politiques, qui avaient l’habitude de se voir de temps en temps. Dans ces rencontres, ces derniers ne pouvaient s’empêcher d’évoquer les années de plomb et d’en rire. La dérision les aidait à supporter le poids d’un passé qui les avait marqués à jamais. À peine étions-nous installés qu’une petite de fille de 8 ans s’avança, portant un plateau, bien grand pour son petit corps d’enfant. Elle posa en silence le plateau sur une grande table et se retira discrètement, les yeux grands ouverts devant ces adultes qui parlaient à voix haute, riaient et gesticulaient. Assia nous quitta et alla vers la cuisine, voir la maitresse de céans. Elle apprit que la petite était une bonne qui n’allait pas à l’école et qu’elle dormait dans la cuisine, seule, sur un lit de fortune. Scandalisée, Assia revint vers nous, au salon, en furie, les larmes aux yeux et dénonça cette situation indigne. Nous sommes sorties toutes les deux, laissant le reste des convives dans une gêne réelle. La maitresse de maison, nouvellement mariée et fière de son ascension sociale, était choquée. Assia passa une nuit sans sommeil.
L’image de cette petite, une fleur de la vie, portant un tablier et un foulard blancs et réduite au statut de bonne, l’a longtemps poursuivie. Elle aura la même réaction face à la même situation chez des amis communs, des intellectuels, militants des droits l’Homme qui se font servir par un enfant et veulent se convaincre qu’ils sont les sauveurs de cet enfant, qu’ils lui ont donné la chance de vivre dans une superbe villa, de dormir au chaud, de manger à satiété alors que la misère l’écrasait chez ses parents. Indignée, Assia quittera la superbe villa en pleurs et ne remettra jamais plus le pied chez ces amies. Assia vécut et se comporta dans la vie de tous les jours comme elle le pensait. Elle avait dépassé cette schizophrénie qui marque le comportement de la plupart d’entre nous. Il y avait une harmonie totale entre ses convictions et sa façon de vivre. Pour Assia, militer était une action au quotidien, là où elle se trouvait, elle réagissait. Elle s’élevait contre toute manifestation d’incivilité, d’injustice, d’hypocrisie sociale et toute atteinte à la dignité humaine. Fatiguées toutes les deux, nous avions convenu d’un petit retrait à Sidi Bouzid. Une fois arrivées, on se mit à la recherche d’une maison à louer. Passant devant un marchand de journaux, un jeune homme, le sourire joyeux vint vers nous. «Mama Assia !» s’écria-t-il. C’était un ancien locataire du centre de réforme ! Il nous trouva une maison sur le front de mer. En début de soirée, nous sommes sorties faire une promenade sur la corniche où nous avons rencontré Essafi, un ancien détenu politique venu, comme nous, chercher un peu de repos.
La prison nous accompagna dans notre promenade, à travers les souvenirs des années de plomb. Le lendemain nous sommes sorties faire de la marche dans l’eau. C’était le ramadan, des hommes et des femmes étaient à l’eau, les premiers pour se baigner et se rafraichir, les secondes pour chercher les algues, les plus jeunes faisant des plongées dans les profondeurs de la mer. En quittant la plage, nous sommes passées acheter du poisson et encore une autre fois nous avons rencontré quelqu’un qui semblait heureux de nous voir et qui criait joyeusement : «Mama Assia !». C’était encore un ex-locataire du centre de réforme. Il semblait que la prison n’allait pas nous lâcher. Le bruit de la présence de Mama Assia avait vite fait le tour de Sidi Bouzid. La famille d’un jeune prisonnier est venue nous voir dans notre demeure et notre projet de vacances s’évapora. Nous avons fini le weekend par un saut à la prison d’El-Jadida. Le temps d’Assia ne lui appartenait pas.
Espérant passer un weekend en compagnie de cette amie que j’aimais et qui me le rendait bien, je suis allée avec elle dans le nord, à Cabo Negro. La chaleur nous obligea à dormir la porte ouverte. C’était une belle nuit : la pleine lune éclairait notre chambre et les étoiles brillaient dans le ciel. On ne dormait pas vraiment lorsqu’une ombre s’infiltra dans notre chambre. Assia cria : «qui est là ?» Comme réponse, notre visiteur nocturne cria : «Mama Assia !» et s’enfuit en courant. Le lendemain, il est venu nous retrouver. Et Mama Assia s’activa pour lui trouver du travail. Adieu le weekend ! Elle ne partait jamais pour des vacances, généralement courtes, sans remords. Je la taquinais toujours : «je peux te garantir que la prison ne partira nulle part en ton absence et tes enfants seront bien gardés et attendront ton retour !» J’ai toujours conseillé à ceux qui voulaient partir avec Assia en voyage de choisir des destinées lointaines, où les moyens de communication n’existaient pas et où il n’y avait que le transport aérien. Parce que le séjour risquait d’être écourté à n’importe quel moment. Partir en voyage avec Assia était un plaisir, mais elle n’avait pas de vacances.
Assia aimait aller au bain turc de Benjdia (hammam Ziani). Les «teyabetes» s’occupaient d’elle avec bonheur, elles se mettaient à plusieurs à lui frotter le corps, et la prenaient totalement en charge, comme une princesse. On pouvait croire qu’elle allait se libérer un moment de son travail, de l’association, des délinquants et de leurs familles, des téléphones le temps de jouir des plaisirs du bain. Loin de là ! L’une des teyabates, une belle fille à la peau d’albâtre, avec des yeux et des cheveux noirs était toujours heureuse de voir Assia. Elle était l’épouse d’un prisonnier. Assia avait bataillé pour lui obtenir toutes les autorisations possibles et le droit à l’amour à l’intérieur de la prison. Assia ne connaissait pas le repos. La vie quotidienne de Assia, la vie de tous les jours, ses jours de vacances, de repos ou même de maladie étaient pleins d’une seule préoccupation : la vie et le destin des jeunes rejetés par la société qui les a produits. Elle rêvait et agissait, tous les jours, toutes les minutes, pour la réalisation d’un monde où tous les enfants seraient dignes et heureux.
Assia n’aimait pas les choses, mais le sens des choses. Elle n’avait ni garde-robes, ni bijoux. Elle ne possédait ni maison, ni voiture, ni compte bancaire. Elle n’avait pas de temps pour elle. Elle vivait pour les autres. Elle était convaincue que l’être humain était une valeur en soi et c’était cette valeur qui devait être présente à l’esprit. Pour elle, un vol ou un crime n’était pas une raison suffisante pour retirer à une personne son humanité et porter atteinte à sa dignité. Autrui – qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme, d’un homme de gauche ou de droite, d’un dictateur ou d’un démocrate, d’un conservateur ou d’un moderniste, d’un blanc ou d’un noir, d’un riche ou d’un pauvre, d’un voleur ou d’un honnête homme – est un autre moi que moi. Il faut toujours le traiter en tant qu’être humain qui a droit au respect. En respectant autrui, c’est toute l’humanité qu’on respecte en lui. Respecter autrui c’est aussi se respecter soi-même. C’est comme cela qu’elle pensait et agissait.
Le secret de Assia c’était l’amour. Son amour pour la liberté et pour les autres, pour les jeunes qui se retrouvaient enfermés dans ces lieux de laideur extrême et l’amour des autres pour elle. Quand les reclus, des centaines, du centre de réforme de Oukacha, dans la grande cour du centre scandaient d’une seule et même voix, en arabe égyptien «bit-hibbou mine ? (Qui aimez-vous ?) Mama Assia !» On comprend pourquoi les détenus à travers le Maroc l’ont pleuré. Elle était leur espoir. Pourquoi les Marocains, femmes et hommes, étaient nombreux à venir rendre hommage à cette femme ? C’était une citoyenne à part entière qui ne faisait jamais de compromis ou de concession en ce qui concerne la dignité humaine. La force de Assia était dans sa fragilité et son bonheur dans cette vie incroyable qu’elle avait choisie. Assia, tu me manques.