29 Juin 2012 À 17:20
À quatre mois de la fin de l’année hégire, le mois de chaâbane est l’occasion pour les musulmans de se préparer pour le mois sacré de ramadan. À la veille d’un mois de piété, chaâbane mobilise les Marocains aussi bien du côté culinaire que de l’aspect spirituel. Ainsi, les femmes se ruent dans les marchés et autres magasins d’épices, pour concocter les nombreux mets délicieux, susceptibles de combler la gourmandise des croyants, après la rupture du jeûne, le soir. Un rythme qui va crescendo et qui atteint son point culminant lors de la dernière semaine de chaâbane, dernière ligne droite avant le mois sacré. En ce qui concerne les hommes, en quête de rapprochement avec le Seigneur, chaâbane constitue une occasion d’invoquer, de jeûner et de lire le Coran, en respect aux directives du Prophète Mohammed, qui a insisté sur l’importance de ce mois. En effet, selon les «hadiths» (récits) reportés par les compagnons du Prophète, «C’est pourtant le mois au cours duquel les œuvres montent vers le Seigneur de l’Univers», tout comme les jours de lundi et jeudi, que les plus pieux en font une fréquence de jeûne. D’autres consacrent ce mois à la collecte de dons qu’ils distribueront au cours du mois de ramadan, qui connaît une augmentation significative en matière de solidarité. La pratique du jeûne pendant le mois de chaâbane a un autre aspect bénéfique, celui d’une «répétition générale» avant ramadan, d’autant plus que depuis quelques années, le mois sacré coïncide avec l’été, la période la plus chaude de l’année, qui sévit pendant de longues journées. À côté de ces pratiques, totalement anodines et habituelles, on en trouve une autre qui relève de l’aspect populaire, il s’agit de «Chaâbana». Généralement organisée lors d’une soirée du mois de rajab ou de chaâbane, c’est une coutume ancrée dans la société marocaine, sans qu’on en trouve écho, dans les pays du voisinage, voire dans les pays arabo-musulmans. On distingue cependant, trois catégories de «Chaâbana»:«Chaâbana» festive, une fête de femmesLes femmes marocaines sont connues pour leur humeur festive, c’est dans une ambiance bonne enfant, que les voisines et/ou les amies, se convient réciproquement à une fête organisée pour l’évènement. «Chaâbana» est l’occasion de converser, de s’entraider pour préparer les recettes les plus compliquées ou encore de présenter ses nouveaux habits qu’on a préparés tout au long de l’année, en vue des fêtes de l’Aïd Al-Fitr et de l’Aïd Al-Adha qui se positionnent dans le calendrier musulman, dans les mois qui suivent le ramadan. C’est également le moment opportun de parler de son quotidien, qu’il soit spirituel, conjugal ou social. Pour rester dans le cadre décontracté de la fête, des tatouages au henné sont également au programme, une manière comme une autre de passer une soirée remarquable, fondée sur l’échange et la solidarité féminine. Il est à noter qu’une certaine compétition se lève entre les différentes participantes, qui se surpassent en organisant chacune à son tour une fête «Chaâbana». Ainsi, la meilleure réception fera écho pendant toute l’année et les mérites de la maîtresse de la maison seront vantés, tout au long de l’année suivante.«Chaâbana» éthyliqueToujours dans l’humeur festive, les hommes de leur côté ne se privent pas de «Chaâbana», à la différence de celle des femmes, l’organisation se fait plus en amont, pendant le mois de rajab, précédant chaâbane. En effet, un délai de 40 jours est censé séparer la dernière ingurgitation d’alcool et le début de ramadan. Or, la consommation d’alcool étant strictement proscrite en Islam, 40 jours ou pas, les amateurs de la goutte s’en donnent à cœur joie, pour saluer le compagnon du reste des soirées de l’année. De toutes les manières, la commercialisation de l’alcool pendant le ramadan est suspendue. «Chaâbana» est donc la bienvenue, puisqu’elle permettra de s’offrir une belle «gueule de bois», avant de ne plus pouvoir s’en approcher pendant le mois sacré.«Chaâbana» maléfiqueL’aspect le plus mystérieux, voire le plus condamnable est la «Chaâbana» organisée à des fins maléfiques. En effet, plusieurs escrocs se qualifiant de «sorciers» tentent de soudoyer une population, en majorité ignorante, pour en tirer profit. Le procédé est simple : prétendre que les «djinns», en tant que forces occultes, réclament des sacrifices à ces sorciers, auxquels ils auraient rendu service pendant cette année. Ces requêtes de sacrifice sont, à leur tour, transmises aux gens qui ont consulté ces sorciers. Sachant que pendant le mois de ramadan, les djinns sont emprisonnés, voire enchaînés, les sacrifices et autres offrandes, sont fédérés par les sorciers, autour d’un évènement unique, ayant lieu au plus tard, pendant le mois de chaâbane. Car, si la récompense n’est pas octroyée avant terme, le «djinn», libéré la 26e nuit de ramadan, reviendra hanter le quotidien des pauvres gens qui ne se sont pas prêtés au jeu des offrandes. Cette pratique, de plus en plus rare et de plus en plus effectuée sous couvert, attire encore les adeptes. Cependant, les arnaqueurs qui se font appeler «sorciers» trouvent toujours un moyen de convaincre une âme perdue ou chagrinée, des bénéfices d’un partenariat aussi maléfique que malsain. Car, pour consolider ce «pacte» avec le diable, le sorcier réclame des caractéristiques précises de l’objet du sacrifice. Certains donnent des traits exacts, requis dans l’animal qui sera présenté aux «djinns», trop avides de sang frais. On va alors du coq à crête rouge et pelage noir, au bouc parfaitement cornu et dont le dos sera peint en une couleur bien précise. L’animal est ensuite mis à mort, dans un cadre bien déterminé avec des arbres aux alentours ou à la porte du tombeau d’un «Siyed» (la tombe d’un pieux, transformé en véritable temple de «djinns», ndlr). Puis, l’animal est cuit sans sel, condiment qu’on dit contrariant pour les «djinns». Devant un recul des nombres d’adeptes présents, ou même y croyant, les sorciers proposent une «Chaâbana clé en main» qui congédiera les gens ayant recours aux sorciers d’être présents, lors de l’évènement, moyennant une somme, couvrant amplement l’achat de l’animal. Une preuve de plus de l’évidente supercherie. Une version plus «moderne» de «Chaâbana» est actuellement organisée par quelques hôtels, dans leurs salles de fêtes. On y invite une star de la chanson populaire, pour fredonner quelques vers, pourvu que ça plaise aux clients, en quête de festivités, pour une somme moyenne de 500 à 600 DH par personne.
«Chaâbana» : un rituel ou un fait culturel et son évolution au fil des générations, selon Pr Abdelkarim Belhaj, psychosociologue
Il s’agit d’habitudes qu’on trouve assez ancrées chez certaines catégories sociales, pour ne pas les généraliser à tous les Marocains, et qui prennent la forme de cérémonies et de «fêtes», mais qui ne connaissent pas d’évolution au fil des ans et des générations. Cependant, il y a lieu de considérer le cadre qui associe le mois de chaâbane avec le mois ramadan, c’est-à-dire que l’un renvoie à l’autre. Ce n’est pas une simple succession dans le temps, mais bien un accueil et une préparation aux pratiques qui comptent pour ramadan telles que vécues par ces catégories. Il s’ajoute à cette réalité que «chaâbana» est un moment animé par des rituels qui sont l’objet d’une reproduction sociale ayant traversé la société. Mais, compte tenu de leur caractère occasionnel quant à l’intervention dans la vie sociale, ces usages ne paraissent pas mobiliser la jeune génération actuelle. Dans ce cadre, il y a lieu de relever la part de l’attachement à la pratique religieuse chez les gens comme indicateurs associés à la célébration de ce genre de «fêtes», notamment eu égard à ce qui a été transmis au niveau de la socialisation et des modèles de comportements à adopter. Ainsi, s’il y a tendance ou reproduction à apprécier chez une population, c’est plutôt en fonction de son engagement dans la pratique religieuse plus populaire qu’orthodoxe.
Certes, ces «fêtes» n’ont pas d’assises de légitimation normative ou de référence religieuse propre, jusqu’à dire que c’est un fait culturel, alors qu’il est question d’usages, et donc, qui trouvent leur existence dans l’organisation de la vie des gens tout en étant nourris de croyances populaires plus que toute autre chose. Dire que ces croyances sont animées dans un esprit cérémonial qui ne manque pas de signifier une démarche initiatique ayant l’aspect de rite qui engage la communauté. À l’évidence, ce qui montre l’importance conférée par cette dernière au ramadan. D’autant plus que c’est tout un commerce et une économie informelle qui accompagnent ces «fêtes» pour satisfaire les besoins de l’occasion. Par ailleurs, on constate une certaine approbation manifestée de la part des autorités, signifiant non pas une reconnaissance officielle de ces «fêtes», mais une tolérance à leurs égards, et qui réconfortent les pratiques qui en dépendent, voire qui rassurent les esprits qui y adhèrent.