26 Mars 2012 À 15:18
Le Matin : Au lendemain de la rencontre entre le Medef, patronat français, et le chef du gouvernement, accompagné de plusieurs ministres, Jean-Paul Herteman, président de Safran inaugurera une conférence sur « Femmes, industrie et développement ». Force est de constater, pour ceux qui ont suivi la genèse de ce secteur, qu’il y a eu un très fort développement du secteur de l’aéronautique au Maroc ?Hamid Benbrahim El Andaloussi : En moins d’une décennie, l’industrie aéronautique est devenue une industrie émergente au Maroc. Il faut garder en tête que c’est une industrie à haute technologie, fortement exigeante en termes de qualité et de sécurité et que les entreprises existantes sont de véritables centres d’excellence. Aujourd’hui, une centaine d’entreprises regroupant près de 10.000 collaborateurs animent une plateforme technologique de qualité, compétitive, aux portes de l’Europe. Safran, qui y joue un rôle prépondérant par la qualité et la variété des métiers, représente le tiers de l’activité de ce secteur. Le groupe emploie 2.700 jeunes, à 75 % des femmes, avec un âge moyen de 28-29 ans. C’est un secteur global, fortement compétitif et la compétitivité se fait d’abord sur la qualité et les compétences. Safran a pu attirer des jeunes, pour une grande partie des femmes, que nous avons formés dans les divers métiers de l’industrie aéronautique avec des résultats remarquables, de véritables talents dont le travail accompagne la maison Safran dans sa compétitivité internationale.La part de l’investissement dans l’intelligence et le savoir-faire de la formation constitue quelque 25 % de tels projets à haute valeur technologique. Comment avez-vous procédé pour former les équipes de Safran ?Dans ce secteur émergent, le Maroc ne disposait pas d’instituts dédiés aux métiers de l’aéronautique. À ne pas confondre avec la formation à l’entretien avion et moteur, que le centre de Royal Air Maroc dispense à un niveau international depuis plusieurs décades. Dans le cas de Safran, le groupe a été amené à former lui-même ses équipes au sein de ses usines au Maroc et en France. C’est un processus laborieux et qui conditionne la montée en charge et le temps de maturité technique de nos usines. Ainsi, le développement de cette industrie se trouvait conditionné par la capacité de disposer de ressources qualifiées et de talents nécessaires, d’où la création d’un institut dédié, une mesure phare du Plan Émergence. Nous l’avons fait dans le cadre d’un partenariat innovant et exemplaire entre l’Etat, le GIMAS, groupement des professionnels du secteur, et l’Union des industries et métiers de la métallurgie en France. L’investissement total est de l’ordre de 110 millions de DH, avec une part significative de l’ordre de 25 % apportée par l’Union des industries et métiers de la métallurgie en France sous forme de transfert de savoir-faire. Cet institut, qui a ouvert ses portes au mois d’avril 2011, est piloté par les industriels, avec un conseil d’administration paritaire, directeur d’administrations centrales, professionnels. Au niveau pédagogique, cet institut apporte quelque chose de nouveau, un système de formation qualifiante par alternance : sur les 6 à 8 mois de formation ab-initio, la moitié du temps se passe à l’institut et l’autre moitié au sein des entreprises. Le résultat est là, qui a créé une symbiose entre le système éducatif technique et l’industrie elle-même à la satisfaction des futurs employeurs.Un peu à l’image du système de formation professionnelle en Allemagne ?Oui, c’est la tradition dans des pays à forte tradition industrielle comme l’Allemagne. Permettez-moi de faire une comparaison par rapport au textile. Je dirais que dans l’aéronautique, nous arrivons à percer face à des pays comme la Chine parce que nous sommes dans les séries limitées type « Hermès », si je peux faire cette comparaison, où il y a non seulement la technique à s’approprier, mais aussi la dextérité manuelle, le savoir-faire et le doigté, un peu à la manière de nos métiers traditionnels des «Mâalmins» dans l’artisanat. D’ailleurs, à Aircelle Maroc Groupe Safran, dans les technologies des matériaux composites, nous recrutons un grand nombre de nos collaborateurs parmi des jeunes qui sont issus de la filière textile. J’aimerais au passage rendre hommage aux Départements ministériels concernés qui nous ont fait confiance et qui nous ont accompagnés pour monter le projet IMA (NDLR : Institut des métiers de l’aéronautique). C’est petit à l’égard des grandes problématiques de l’emploi du pays, mais c’est déjà une source d’inspiration et une petite leçon d’avenir !On parle toujours, pour expliquer le fort taux de chômage, de l’inadéquation entre ce qui est offert en termes d’offre et la demande des entreprises. La création d’instituts comme l’IMA, celui de Renault ou celui de la Fédération des BTP, ne représente-t-elle pas une des solutions ?Les foyers potentiels d’emplois ne peuvent devenir des atouts que si nos jeunes sont formés, éduqués conformément aux exigences et standards élevés de ces nouveaux métiers de la mondialisation. Il n’y a pas d’autres alternatives que des partenariats entre les industriels, qui sont porteurs de savoir-faire et créateurs de technologie, et le système éducatif. L’expérience de Safran et celle de Renault sont très significatives. L’Etat a investi dans les locaux et dans les équipements - c’est sa mission régalienne -, mais ce sont les industriels qui ont apporté le savoir-faire. Dans les métiers de demain, où l’industrie est en avance sur le système éducatif, il n’y a pas d’autre manière de faire que cette complémentarité entre l’Etat et les industriels. Il nous faut changer de « logiciel mental » par rapport à l’Ecole et les diplômes et sortir de cette dictature du Bac+N’ années d’universités déconnectées du monde réel et du marché de l’emploi, dans un monde où le changement est permanent. Si nous ne le faisons pas, nous continuerons à former des diplômés chômeurs.Il y a aussi le programme Skills de l’OCP, avec la création de plusieurs centres de formation, qui renforcera, comme on dit, l’employabilité par l’appropriation d’un savoir-faire, une maîtrise de communication et une découverte de l’entreprise ?Je rends hommage à l’action citoyenne de l’OCP qui mène un programme de formation ambitieux pour donner un avenir à quelques milliers des jeunes en leur trouvant des formations qualifiantes avec de véritables métiers à la clé. L’IMA est l’un des partenaires de l’OCP dans le cadre de ce programme. Concrètement, nous avons conclu deux conventions, la première entre OCP Fondation et l’IMA pour la sélection commune de promotions de jeunes, leur formation pendant 6 à 8 mois, le financement par OCP Fondation... La seconde convention est entre l’IMA et Bombardier Aerospace, qui implante un important projet à Midparc, le nouveau parc free zone de Nouaceur, pour embaucher les jeunes formés par l’IMA, pour répondre aux besoins de cet avionneur en ressources qualifiées. Un ambitieux programme de développement dans les métiers de haute technologie de l’aérostructure et des matériaux composites.L’IMA, si je comprends bien, va s’ouvrir à d’autres entreprises ?Aujourd’hui déjà, l’IMA forme pour la totalité des entreprises d’aéronautique implantées au Maroc. La formation est devenue un levier essentiel pour attirer les investisseurs, au même titre, sinon plus que les incentives ou les subventions de l’offre Maroc. C’est un secteur où les compétences et les talents sont le premier facteur de compétitivité. Nous ne sommes pas dans le paradigme de la délocalisation, celui de l’atelier déporté, mais dans celui de la colocalisation, celui du centre d’excellence. Nous ne sommes pas dans des industries de low-cost, mais dans des industries de mondialisation où le Maroc est dans une chaîne de valeur mondiale qui intègre la conception, la production, la fabrication et l’entretien des avions. Les acteurs de ces pays doivent avoir des compatibilités techniquement et culturellement. Safran, en implantant au Maroc - ou ailleurs - une partie de sa production pour accompagner sa croissance mondiale, ne désinvestit pas en France. Au contraire, le groupe continue à embaucher et à attirer des talents dans ses sites français. Cette colocalisation permet au groupe de gagner en compétitivité internationale face à d’autres zones du monde, à se développer et avoir les moyens d’innover et de continuer à maintenir ses positions de leader dans certains métiers de notre industrie.Qui sont les formateurs de l’IMA ?Des jeunes instructeurs dûment sélectionnés, ayant exercé dans des usines et porteurs de technicité et de culture aéronautique, de qualité et de sécurité, forment l’équipe pédagogique de l’IMA. Nous leur donnons une longue formation complémentaire, dont une partie en France au niveau pédagogie. Ils sont encadrés dans un premier temps par des formateurs du Codifor, qui est le bras de l’Union des Industries et métiers de la métallurgie en France, dans le domaine de la formation. Dans les industries type Métiers Mondiaux du Maroc, il y a trois populations de collaborateurs. Il y a la base, c’est-à-dire les opérateurs et les techniciens. Il y a aussi l’échelon intermédiaire ou middle management, pour la qualité, la maintenance, la logistique, les méthodes, les fonctions de support et les chefs d’équipes intermédiaires. Enfin, le management et la conception, c’est-à-dire les ingénieurs. Le niveau intermédiaire nous fait gravement défaut au Maroc parce que nous n’avons pas une expérience historique industrielle dans ces métiers de la mondialisation, l’aéronautique comme l’automobile ou l’électronique en souffrent. En général, ce sont des agents et des techniciens de base qui, en s’améliorant et en se formant, accèdent à ce niveau intermédiaire. Il faut leur donner une formation complémentaire en termes de méthodes, de management des équipes, de savoir-faire et de savoir-être, en termes de sécurité et d’environnement.Que faites-vous avec l’université Al Akhawayne ?Nous avons un programme de formation innovant avec cette université et aussi avec l’Institut national des Postes et Télécommunications pour former des futurs ingénieurs d’application pour le développement de certaines activités d’ingénierie de Safran. En effet, compte tenu de la forte tension sur les métiers d’ingénieurs créée par des sociétés qui s’implantent au Maroc, dans l’automobile notamment, et pour diversifier nos sources d’embauche, nous utilisons depuis 4 ans une autre filière pour répondre aux besoins du centre d’ingénierie en sécurité biométrique Morpho du Groupe Safran que nous avons implanté à Casablanca fin 2007. Ainsi, nous sélectionnons des jeunes qui ont une licence technique ou même sans diplôme, mais ayant effectué quelques années d’études scientifiques non sanctionnées par un diplôme, mais qui présentent un fort potentiel, un profil compatible avec les exigences de nos métiers. Nous embauchons ces jeunes et les envoyons à Al Akhawayne ou à l’Institut national des Postes et Télécommunications dans le cadre d’un programme à la carte, élaboré conjointement avec l’université, comprenant des modules de formation technique et scientifique, un enseignement partiel de nos technologies propres et des modules de langues et de culture générale. Au terme de 2 semestres, financés par Safran, ces jeunes sont intégrés par Morpho, avec le niveau d’ingénieur. C’est ainsi que nous avons récupéré beaucoup de jeunes qui travaillaient dans des calls-centers ou qui occupaient des postes de maîtrise dans l’industrie et qui, rapidement, grâce à leur volonté, leur détermination et leur engagement, s’avèrent de remarquables collaborateurs, avec un esprit plus ouvert, plus attaché à la société et plus de maturité que des jeunes venant directement de l’école. Nous offrons une sorte d’école de la deuxième chance et déjà quelque 70 jeunes ont pu bénéficier et réussir cette formation financée par Safran. Je suis décidé à militer pour que cette expérience de Safran dans le domaine de la formation ingénieur soit amplifiée au-delà du groupe et qu’elle contribue au développement humain en donnant une deuxième chance à des jeunes qui, pour une raison ou une autre, n’ont pas pu, dans un premier temps, réaliser leur projet.Le thème de la rencontre organisée par le Groupe Safran, c’est «Femmes, industrie et développement». Pourquoi cette rencontre ?Incontestablement, grâce à la colocalisation industrielle de Safran au Maroc et des centres d’excellence développés, l’expérience du groupe est une réussite, c’est un véritable partenariat dans la durée avec le Maroc. Le groupe gagne en compétitivité internationale, le pays consolide sa base aéronautique et gagne en emplois à haute valeur ajoutée. Notre modeste expérience dans l’industrie aéronautique, avec Safran notamment, et dans la pratique des jeunes hommes et femmes qui accompagnent le groupe au Maroc depuis le début, nous apprend que lorsque l’on investit dans la qualité des ressources humaines, dans un haut niveau de la formation et d’éducation, que nous offrons à des jeunes la possibilité de travailler dans un cadre agréable à vivre, dans des usines de qualité ergonomique soucieuses du développement durable, avec une gouvernance de qualité et le partage des mêmes valeurs et une prise en charge par la société d’aspirations sociales fort légitimes… le résultat est remarquable pour tous. Les jeunes collaborateurs sont épanouis dans leur travail, sont motivés et adhèrent à l’entreprise. Ils acquièrent un métier, deviennent détenteurs d’un savoir-faire de haut niveau qui leur permet de se réaliser par leur travail et de se projeter dans l’avenir. Les femmes représentent dans le groupe les trois quarts des 2.700 collaborateurs que Safran compte en une décennie de présence au Maroc. En organisant notre rencontre, nous avons voulu célébrer une décennie de succès de Safran au Maroc en leur rendant hommage ! Les femmes de Safran sont au cœur de notre succès comme elles sont au cœur de la transformation et de la modernisation de notre pays. Et c’est encore plus vrai aujourd’hui dans la conjoncture générale de notre région et dans la phase d’avancées démocratiques importantes que connaît le Maroc ces deniers mois.Nous sommes confrontés au Maroc au phénomène du chômage des diplômés. Un ressenti sur ce sujet ?Je sais qu’une hirondelle ne fait pas le printemps et qu’il faut avoir la juste mesure des choses, mais en moins d’une décennie, arriver à implanter au Maroc une base automobile, un pôle aéronautique reconnu désormais au niveau international est structurant pour le développement industriel et l’accès à la technologie. Et sans industrie et sans technologie, il n’y a pas de développement réel dans la durée pour le pays - et c’est quelqu’un qui a passé quelques décennies dans les services qui l’affirme ! - Nous pouvons avoir raisonnablement l’ambition de drainer d’autres secteurs à haute valeur ajoutée, les secteurs de l’ingénierie de l’innovation, l’intelligence en général, nous en avons la ressource de base les jeunes, il faut les former et les éduquer pour s’intégrer dans le monde de la connaissance. Ce ne sont pas les opportunités qui manquent dans ces secteurs, où l’Europe accuse de sérieux déficits. Nous avons la possibilité au Maroc de former les contingents qu’il faut, pour accompagner des entreprises européennes dans ces domaines, nous créons de la valeur pour le Maroc et pour l’Europe face à la compétition d’autres régions du monde.Cela pourrait contrebalancer l’exode des cerveaux ?Avant, il y a une cinquantaine d’années, ce sont des mineurs qui partaient du Maroc à la recherche de travail en Europe. Aujourd’hui, on exporte de plus en plus de métiers spécialisés et de l’intelligence, sauf qu’entre-temps il y a eu la révolution des nouvelles technologies qui a détruit les frontières et les barrières. Dans ces domaines, il n’y a plus de barrières, il faut continuer à investir dans la technologie de la connaissance. Le paradigme historique de partage du travail entre un Nord qui réfléchit et un Sud qui délivre de la main-d’œuvre est désormais caduc, un nouveau monde se confirme devant nos yeux et nous avons une fabuleuse chance aujourd’hui d’en être, modestement, un peu acteur. Le Maroc en mouvement en indique chaque jour les prémices. Les femmes que nous célébrons aujourd’hui avec Safran sont partie prenante dans ce mouvement.