02 Avril 2012 À 16:25
Le Matin : Qu’est-ce que cela veut dire finalement, communiquer ?JEAN Zaganiaris : Le terme «communiquer» apparaît en Europe au XIIe siècle et signifie «participer à quelque chose, être en rapport mutuel, en communion». D’emblée, il a des connotations religieuses et implique la mise en commun, le partage. Ensuite, avec le développement du commerce, la communication est liée à la circulation et à la transmission. Ce sont ces idées que l’on retrouve chez les spécialistes de la communication tels que Dominique Wolton, Armand Mattelart, mais aussi chez Abdellatif Zaki ou Bouchra Boulouiz qui travaillent sur ces questions. Pour ma part, j’ai voulu intégrer la dimension sociologique, notamment celle empruntant de nombreuses idées à Pierre Bourdieu. J’ai voulu penser la communication comme un ensemble de pratiques sociales dont il s’agit de comprendre les conditions de production, la contextualisation ainsi que les usages sociaux. Communiquer, c’est participer à la construction sociale de la réalité au sein des espaces publics de communication. Cela peut avoir trait à la manipulation, mais cela s’inscrit dans des dénonciations publiques d’injustices, telles que la communication du 20 février, du «Journal hebdomadaire» ou bien de Lhaqed.
Dans le chapitre portant sur la question des influences, vous évoquez les thèses d’Ignacio Romanet et surtout de Noam Chomsky qui a travaillé sur les modèles de propagande aux États-Unis et a publié «la Fabrique de l’opinion publique». Ne pensez-vous pas que les médias, un peu partout dans le monde, servent à la mise en condition des opinions ?Il y a une partie importante de ce livre qui est consacrée aux travaux sur la réception. C’est un domaine des sciences humaines mal connu au Maroc. Il s’agit non pas de focaliser l’attention sur les contenus des messages et de chercher la bonne interprétation d’un texte ou d’une image, mais plutôt d’étudier les différents usages sociaux qui sont faits d’un message de communication et d’en comprendre la nature. Les gens n’interprètent peut-être pas un film en fonction de son contenu, mais en fonction de leur âge, de leur position sociale, de leurs capitaux culturels, etc. Les thèses de Chomsky sont intéressantes lorsqu’elles évoquent les «victimes invisibles» parce que non représentées par les médias, mais elles restent limitées, car elles laissent de côté les usages sociaux empiriques que les gens font des messages de communication. Or, comme le disait Stuart Hall, à côté de ce que les médias font aux gens, il y a ce que les gens font des médias.
La vie, dîtes-vous, est constituée de «diversité, de mixité, de pluralisme, de questionnements, de débats et d’immanence». Qu’avez-vous appris de votre séjour au Maroc ?C’est que les êtres humains sont tous les mêmes, malgré les différences ontologiques que l’on construit artificiellement entre eux et qu’on veut leur faire incorporer socialement. Lorsque je suis arrivé au Maroc, il y a huit ans, ce ne sont pas tant les stéréotypes qui m’ont intéressé, type les balades en chameau dans le désert ou bien la focalisation médiatique sur «l’islamisme». Je n’ai pas cherché l’exotisme, le dépaysement, les clichés, mais plutôt à retrouver des habitudes qui étaient les miennes. Dès mon arrivée, j’ai commencé à enseigner et à me rendre compte que mes étudiants n’étaient pas différents de ceux qui suivaient mes cours en France. J’ai commencé à lire les essais et les romans des intellectuels marocains et j’ai trouvé qu’il y avait un champ culturel digne d’intérêt au Maroc. Je me suis mis à suivre la Botola et à supporter le FUS de Rabat au stade. J’ai aussi commencé à aller voir les films marocains ou hindous dans les salles populaires de Casa ou de Marrakech. C’est de là qu’est venue l’idée d’écrire ce livre. Dans un contexte où l’on parle de «lutte des civilisations» ou bien de «choc des cultures», il m’a semblé urgent de lancer un cri d’alarme devant tant de bêtises susceptibles de produire de dangereux effets de réalités et de rappeler que nous sommes avant tout des êtres humains. Je n’ai jamais considéré que les Marocains étaient des gens différents de moi ! Ce sont les colonisateurs qui pensaient cela. Ce sont eux qui ont fait incorporer aux Marocains qu’ils étaient différents des autres êtres humains, sous prétexte qu’ils étaient arabes ou musulmans. Si l’on veut décoloniser les esprits, il faut en finir avec les mythes de l’illusion identitaire, du retour à la tradition, de l’homogénéisation culturaliste et prendre conscience que les ressemblances entre les gens sont peut-être plus importantes que leurs différences. Nous sommes tous des êtres hybrides, métissés culturellement, et non pas des schizophrènes. La différence existe, mais elle est partout, y compris au sein d’un même pays, d’une même culture, d’une même religion. On n’est pas tous marocains de la même façon, mais par contre on est tous des êtres humains. Le pluralisme est le grand enjeu du XXIe siècle et c’est de cela que ce livre veut parler.