08 Avril 2012 À 17:08
Le Matin : Nous ne reviendrons pas sur le CA de 3,6 milliards de DH réalisé par l’ONCF en 2011 qui indique une progression de 11% par rapport à l’année précédente, ni sur le chiffre de 34 millions de voyageurs qui ont pris le train en 2011, qu’il faut comparer au 14 millions de passagers en 2002, chiffres que vous avez largement commentés lors de votre conférence de presse. Nous focaliserons notre entretien sur le TGV, train à grande vitesse, un projet qui fait débat dans la société civile et que vous n’avez abordé que tout récemment, précisément lors de cette conférence. Comment expliquer ce retard dans la communication autour de ce projet, alors que le projet est depuis longtemps dans les cartons ? Rabie Khlih : Le projet a effectivement démarré depuis 2002. C’est à ce moment-là que nous avons engagé des études qui ont démontré la pertinence et l’opportunité de développer des lignes à grande vitesse (LGV) plutôt que des lignes classiques. Nous avons été confortés dans ce choix par des études d’organismes spécialises et par les développements qui se sont faits en Europe. Aucun pays européen ne développe une ligne de chemin de fer pour les moyenne et longue distances avec une technologie autre que le TGV. Nous avons donc arrêté un schéma directeur de TGV limité à 100 km qui était prêt en 2006. Le dossier est remonté à la plus haute autorité du pays, car nous avions besoin de la validation d’une vision stratégique pour les 30 à 40 années à venir. Nous avons donc pu engager la première phase de ce schéma directeur Casa-Tanger dans le cadre d’un protocole d’accord marocco-français qui fait croiser les intérêts des deux pays. Nous avons toujours communiqué sur ces différentes phases, comme nous l’avons fait lors du lancement officiel du projet par Sa Majesté le Roi et le Président Sarkozy le 29 septembre dernier. Nous avions arrêté un plan de communication pour accompagner le projet pendant toute la durée, un plan qui a coïncidé avec une période riche en événements politiques : nouvelle Constitution, élections législatives, nouveau gouvernement avec qui nous avons partagé le projet… Aujourd’hui, nous avons profité de l’arrêté des comptes pour revenir sur la question et rappeler notre argumentaire.
Vous avez partagé le projet, dites-vous, avec le nouveau gouvernement et avec votre ministre de tutelle, celui de l’Équipement et du Transport, Aziz Rabbah. Quelle est la position du gouvernement sur ce projet ?La déclaration du nouveau gouvernement a confirmé la poursuite des grands chantiers et du projet TGV Tanger-Casa. Il nous demande d’activer l’étude de Casablanca-Marrakech.
Le TGV qui, rappelons-le, prévoit la construction d’ici 2035 de 1.500 km de lignes nouvelles, sur l’axe atlantique et l’axe maghrébin, ne remet-il pas en cause le modèle de l’ONCF bâti sur le service public ? Ne rentre-t-on pas dans une autre logique avec le TGV ?Nous restons toujours dans la logique du service public. Ce qu’il faut comprendre, c’est que la ligne à grande vitesse est une sorte de renaissance du rail. Sans grande vitesse, le rail est en déclin, car une ligne classique ne peut pas se positionner en termes de compétition par rapport à l’autoroute. Ce qui a sauvé le ferroviaire en Europe, c’est le TGV. La question qu’il faut poser, au-delà du modèle, c’est quel choix stratégique devons nous opérer ? L’État doit-il opter pour le développement de masse en site propre, auquel cas, il faut opter pour ce choix de TGV. Toute stratégie qui respecte le développement durable, qui est une tendance mondiale, qui anticipe sur la saturation des routes, ne peut pas opter pour le tout «Autoroute». Il faut développer le transport de masse, ce qui est fait à Rabat et Casa à travers le tramway et sur les longues distances avec le TGV. Le choix stratégique est acté. Une fois le TGV adopté, il nous faut, bien sûr, travailler sur une évolution, en termes de modèle économique, qui tienne compte de l’exploitation de la grande vitesse.
Le choix stratégique des pouvoirs publics a donc été le TGV, car, dites-vous, il faut développer le ferroviaire, et le TGV est la technologie idoine. Pour quelles raisons ? Lorsque l’on fait la comparaison en termes socioéconomiques pour développer une de ligne moyenne et longue distance, c’est la technologie de la grande vitesse qui s’impose. Je ne connais aucun pays européen qui a développé une ligne moyenne ou longue en ligne classique. Tous ont utilisé cette technologie de grande vitesse. C’est une exigence du présent et c’est l’avenir des chemins de fer.
Si le Maroc n’avait pas opté pour ce choix stratégique, selon vous, qu’en aurait-il été?Nous continuerons à réaliser les courtes distances sur 100 km comme Casa-Rabat, Casa-Aéroport, nous continuerons à faire un peu de fret... En fait, cela signifierait que nous avons opté pour le tout autoroutier. Il faut anticiper sur ce choix et voir son impact environnemental et technique, car il faudra trouver d’autres couloirs de passage. Il serait intéressant de faire le parallèle sur tous les plans. Le projet intégré Tanger MED a coûté des dizaines de milliards de DH. Les infrastructures hors site, voie ferrée et autoroute, ont coûté 7 milliards de DH, sans compter le coût de la construction du port. Il y a eu, à l’époque, des détracteurs du projet qui se demandaient si on avait besoin de dépenser tant d’argent pour un port de transbordement au lieu de mettre à niveau les ports existants et de déployer une partie dans le social. Aujourd’hui, personne ne conteste la pertinence et l’opportunité de Tanger Med qui a apporté une valeur ajoutée indéniable à la région et au pays. Ce sont de telles stratégies de rupture qui nous permettent de nous repositionner dans des activités clefs. En termes de connectivité maritime internationale, le projet de Tanger Med a fait passer le Maroc de la 73e position à la 17e place ! Si nous étions restés sur une simple mise à niveau, nous aurions perdu chaque année des places, car d’autres pays émergents auront procédé autrement. C’est cette politique de rupture qui permettra au ferroviaire de faire ce saut qualitatif.
Lequel ferroviaire doit avoir une préoccupation d’équilibre territorial, ce qui n’est pas le cas avec les axes choisis ? Pourquoi commencer par Tanger-Casablanca ?Au-delà de la logique de l’aménagement du territoire, lorsque l’on fait un schéma directeur, il y a des données économiques en termes de potentiels, de croissance, de compétitivité dont on doit tenir compte. Cela a été fait pour le réseau autoroutier qui a tenu compte de l’aménagement du territoire, notamment dans l’autoroute Fès-Oujda. Il faut faire des arbitrages entre ce qui entre dans la logique d’aménagement du territoire et la logique économique qui permet une plus grande attractivité des investisseurs, donc de créer de la richesse qui pourra aider à mieux répartir l’effort entre les régions. Nous avons 2 pôles de compétitivité Casablanca hub international et le Nord qui avec le potentiel, en termes de zones franches, de zones logistiques, justifie une ligne de priorité qui permettra aussi le développement du fret. C’est cet arbitrage qui s’est dégagé avec un montage économique intelligent qui limite au strict minimum la participation de l’État pour financer un projet qui, je le rappelle, figure parmi les projets prioritaires d’Euromed retenus par le Plan d’Action régional des transports adoptés par les ministres euro-méditerranéens des transports pour la période 2007-2013.
Vous évoquez un choix et un arbitrage qui, dites-vous, «limite au strict minimum la participation de l’État». Ce n’est pas l’avis des détracteurs du projet qui pointent l’index sur le financement prohibitif qui dépasse 20 milliards de DH, alors que nous assistons à une montée en puissance des besoins sociaux : santé, éducation, analphabétisme, malnutrition. L’État ne doit-il pas tenir compte d’une hiérarchie des priorités ?
Si ce que l’on a réservé au TGV pouvait permettre de régler tous nos problèmes d’éducation, de santé, de formation, je suis d’accord, il faudrait différer le projet. Maintenant de quoi parle-t-on ? Le TGV va nécessiter une participation de 4,8 MDH, soit 24% du coût du projet, étalée sur 6 ans à raison de 800 millions de DH par an. Si l’on prend le budget alloué à l’enseignement, celui-ci est passé de 38 milliards de DH en 2008 à 52 milliards de DH en 2011, soit 24 milliards de DH de plus. Si le fait de donner 800 millions de DH à l’enseignement réglait le problème de l’enseignement dans notre pays, nous ne ferions pas ce projet. J’ai appris par vos confrères que le taux de réalisation des investissements en 2011 dans l’enseignement n’a pas dépassé 15% ! Cela veut dire quoi ? Que l’on a les ressources, mais que l’on a du mal à les transformer en projets. Vous mettez l’accent sur les ressources, certes, mais il y a aussi le problème de la gouvernance. Oui, les secteurs sociaux sont prioritaires et je le répète, si les 800 millions de DH règlaient ces problèmes, on serait disposé à reporter le projet. Il faut ajouter à cela qu’avec cet investissement limité de l’État, nous allons créer beaucoup de valeur ajoutée qui contribuera à faire de la croissance qui pourra, avec une répartition équitable, régler les problèmes sociaux.
N’y a-t-il pas un impact sur le déficit public ?Gardons la juste mesure des choses et remettons le projet dans son contexte. En dehors des investissements des établissements publics, l’État investit 57 milliards de DH par an et il donne 800 millions de DH par an au projet, ce qui représente 1,4% du budget d’investissement.
Approfondissons cette question, M. Khlie. Avec un tel projet, ne craignez-vous pas d’alourdir l’endettement de l’ONCF et de ne pas respecter la règle d’or ?Un établissement a ses instances de gouvernance, le conseil d’administration, représenté, d’un côté, par le ministère de tutelle, qui décline la stratégie et fait l’interface avec le Parlement et, de l’autre, par le ministère des Finances, avec le comité d’audit et le comité de suivi du contrat programme. Ce qui fonde notre code de bonne gouvernance, c’est que nous sommes liés aux pouvoirs publics par un contrat programme décliné en objectifs, investissements et indicateurs chiffrés. Je suis engagé par un indicateur qui mesure le taux d’endettement de l’ONCF, qui est inférieur à 39%. Je dois donc me comparer par rapport à un référentiel sur lequel je me suis engagé ! Sur les exercices 2010-2011, en termes de réalisations et d’indicateurs financiers, tous les objectifs de notre contrat programme sont atteints, voire dépassés. Sur ces deux ans, nous avons réalisé une capacité d’autofinancement de 2,5 milliards de DH en progression de 50% par rapport aux objectifs du contrat programme. Il faut aussi souligner que nous sommes sur des secteurs capitalistiques où il y a beaucoup d’investissement à fonds perdu. Il faut des véhicules comme celui imaginé par ADM qui permet, malgré un déficit, de réaliser tant de centaines de kilomètres d’autoroutes par an. Nous avons aujourd’hui un véhicule qui est l’ONCF qui a une capacité d’endettement qu’il faut utiliser. Comment placer le curseur ? Il faut en fait trouver un juste milieu pour, à la fois, améliorer votre capacité d’autofinancement et engager des projets comme le TGV tout en restant sur un ratio équilibré. On peut, bien sûr, ne rien faire, on peut aussi trop s’engager et trop s’endetter. Par rapport aux objectifs qui nous ont été tracés par les pouvoirs publics, nous sommes très bien placés et dépassons même ces objectifs.
Dans les arguments avancés en faveur du TGV, on évoque souvent les axes considérés comme prioritaires par l’UE pour l’extension du Réseau transeuropéen de transport. On rappellera au passage que des pays comme l’Espagne ou l’Italie ont opté pour le tout TGV. Il reste, M. Khlie, et cela nous ramène à la question du modèle, que les chemins de fer européens vont être ouverts à la concurrence. Cela a déjà commencé en France avec l’ouverture de certaines lignes exploitées par les chemins de fer italiens. Tout cela n’annonce-t-il pas, à long terme, une privatisation partielle de l’ONCF ?Le choix institutionnel qui a été fait en Europe, c’est dans le cadre d’une directive européenne, la séparation entre les infrastructures et les opérations. L’infrastructure reste au niveau de l’État et on ouvre l’exploitation. Il y a eu les cas de la privatisation du ferroviaire en Grande-Bretagne, mais devant la multiplication des accidents, le gouvernement est revenu sur ce choix. Au Maroc, il n’y a pas d’interopérabilité avec d’autres réseaux et nous n’avons pas d’instances de régulation. Nous restons intégrés au niveau de l’entité, mais l’organisation de l’infrastructure et de l’opérationnel est séparée de manière à rester proche des autres modèles.
Le projet TGV ne prépare-t-il pas à une privatisation ? Non. Nous aurions pu, à la faveur de la politique des grands chantiers et du choix du TGV, créer une entité indépendante de l’ONCF pour porter ce projet de grande vitesse. Ce projet sera développé par l’ONCF, c’est un projet intégré et nous menons des études pour savoir quel sera le modèle d’exploitation et le modèle commercial pour assurer un degré optimum de réussite de l’ensemble du projet. Tanger-Casa est une première ligne et c’est la réussite de cette première ligne qui va dicter la vitesse de déploiement du reste du schéma directeur de 1500 km. Nous sommes prudents et voulons assurer tous les autres points, en termes de transferts de savoir-faire, de rentabilité..
Lors des dernières assises ferroviaires qui se sont tenues en France, le modèle tout TGV qui empêche le développement des lignes classiques a été remis en cause. Qu’en pensez-vous ? La première ligne à grande vitesse Paris-Lyon a été arrêtée en 1974, le premier tronçon construit en 1981. On a assisté a un développement des TGV dans les années 90 en Allemagne puis en Espagne, en Grande-Bretagne, en Italie, etc. Après 30 années d’une activité industrielle, il est normal que l’on se pose des questions pour voir les points forts et les échecs. Dans ces pays, en France, en Espagne, grâce à l’Europe, en Italie malgré une topographie géographique très difficile, le TGV est omniprésent. Il faut rappeler que la part de marché des rames de TGV françaises dans le parc mondial est de plus de 43% et que les records de vitesse établis par la firme Alstom témoignent de l’excellence de cette technologie. Au Maroc, nous allons profiter de ce recul de 30 années pour initier un premier projet. À mon avis, et au-delà des questions que vous posez, le problème est ailleurs.
C’est-à-dire ? Où est le problème ? C’est plus, à mon avis, un verrou psychologique qui met en question la capacité de notre Office, de nos ingénieurs, à porter un tel projet. Quand vous savez que le kilomètre d’une voie unique a coûté autant qu’une ligne TGV et que personne n’a critiqué, vous vous posez des questions.
Il y a aussi le problème du coût en ces temps d’endettement et de déficit public qui pose la question de la hiérarchie des priorités. Une question de bon sens, pourquoi ne pas avoir doublé tout simplement la ligne Tanger-Casablanca ? Nous avons bien sûr tenu compte de cela. La ligne que vous citez est sinueuse, il faut rectifier 70% de son tracé. Le coût de cette nouvelle ligne serait de 12 milliards de DH. Or dans le projet TGV, et après des négociations très ardues, nous avons eu un prix inférieur à ceux pratiqués pour la SNCF et des conditions en termes de prêt concessionnel et prêts à taux d’intérêt préférentiels avantageuses. Je peux vous assurer que, rapporté au kilomètre, ce TGV sera le moins cher au monde et l’on sera même autour des prix pratiqués par la Chine ! La question du transfert technologique est importante. Aujourd’hui à l’ONCF, nous avons une structure dédiée au projet qui mobilise 310 cadres, dont 180 ingénieurs et 60 experts de la SNCF, dont 20 ingénieurs. Des comités stratégiques sont sur pieds et permettent de croiser des expériences, notamment de bonne gouvernance. Des contrats d’assistance à maîtrise d’ouvrage et de maintenance ainsi que des conventions de compensation industrielle ont été signés. Nous nous sommes bien positionnés dans les travaux de génie civil. Pour les études de conception et le suivi des travaux, nous avons imposé nos trois grands bureaux d’étude, NOVEC, CID et Team Maroc qui participent à hauteur de 50% au projet. Un institut de formation ferroviaire a été créé par l’ONCF et la SNCF qui rayonnera en Afrique et dans la zone MENA. Pour nous résumer, je dirais que sur les 20 milliards du coût du projet, 60 % vont rester au Maroc. On va créer d’autre part 30 millions de journées de travail et, après la mise en service, 1.500 emplois directs et 800 indirects seront créés. Faites le bilan économique d’un projet que nous maîtrisons très bien et attendez quatre ou cinq ans pour mesurer et évaluer la pertinence du projet dans toutes ses dimensions.
Le plus difficile, dites-vous, est de démarrer un processus. Où en êtes-vous dans ce processus ? En termes d’engagement, appels d’offres lancés ou en cours d’adjudication et marchés signés, nous sommes à 78 %. Au cours de 2012, nous aurons engagé 100%. Vers la fin mai, nous organiserons une visite aux journalistes pour qu’ils puissent constater de visu l’avancement des travaux de génie civil.
L’ONCF qui est une grande famille, a toujours travaillé dans une relative discrétion. Avec ce projet de TGV, voici cet Office propulsé sur la scène publique. Que ressentez-vous à titre personnel ?Ce projet, qui permettra au Maroc de faire un saut qualitatif, est une chance et une responsabilité. En tant que cheminots et en tant qu’ingénieurs, nous sommes fiers de faire ce saut qualitatif, de porter ce projet et de l’expliquer en dehors de tout contexte partisan. Nous avons commencé à réfléchir au projet depuis 2002, le schéma directeur a été finalisé en 2006, le projet stratégique a été acté au plus haut niveau. Ce projet, qui permet un croisement d’intérêts, va permettre au ferroviaire une véritable renaissance et une véritable attractivité pour notre pays en image et en modernité. Nous sommes un pays touristique et la réalisation d’un tel projet va certainement faire autant parler sur la modernité de notre pays que sur le thème habituel de l’authenticité !