Spécial Marche verte

La ville noyée dans le béton anarchique

Absence d’espaces verts, multiplication de bâtiments anarchiques et disparition de l’art architectural citadin, nos villes ne ressemblent plus à grand-chose. Un urbaniste, un paysagiste et un psychosociologue analysent la situation.

Les villes nouvelles constituent de véritables territoires d’accueil de l’exode rural.

21 Octobre 2012 À 11:43

Des bâtiments à perte de vue, des maisonnettes mal agencées, bâties de façon anarchique, des espaces verts presque inexistants, des plantations non diversifiées… tel est le décor qui règne dans les villes marocaines. Une situation qui révolte citoyens et professionnels. «Les conséquences de la rurbanisation que connaissent les villes actuellement vont être très dommageables. Elle affecte directement les valeurs du citoyen. Les responsables nous ont fait oublier que la terre est une tradition locale du contexte historique et culturel unique qui nous inspire depuis nos débuts. Résultat : on remarque de jour en jour que la sensibilité du citoyen diminue et ce dernier va devenir de plus en plus matérialiste. D’ailleurs, on commence déjà à le constater chez certaines personnes», affirme Karim El Alj, paysagiste. De son côté, Abdelkarim Belhaj, psychosociologue, pense que la rurbanisation des villes n’est pas le résultat d’une évolution historique propre à la société marocaine, mais plutôt une conception rationnelle de l’organisation de la société qui a créé cette réalité. «Une telle conception comportait un certain décalage avec la culture et l’identité locale. Ainsi, bien que le phénomène soit ancien, il n’en demeure pas moins qu’il a toujours son actualité dans la société.

Exode rural

Toutefois, plusieurs facteurs sociologiques, économiques et politiques entre autres, contribuent à une certaine régularité de ce phénomène», explique-t-il. Et d’ajouter : «C’est l’urbanisation qui est derrière ces transformations perceptibles dans la société, quant à ce qui peut distinguer la ville du monde rural, soit dans les formes et l’organisation ou dans les aménagements et les modes de vie des populations. Historiquement, le Maroc avait sa typologie en la matière, notamment pour ce qui est des villes, mais avec la colonisation c’est ce mouvement d’urbanisation qui a donné lieu à une nouvelle organisation des territoires avec l’exigence de l’adaptation de la part des populations. Et depuis, il y a eu l’exode rural qui a traversé les villes et qui continue de les façonner. C’est ainsi qu’on observe des aspects ruraux par rapport à des manières de faire et de vivre dans les villes. D’autant plus qu’il y a lieu de considérer les origines de la population marocaine et la relation prévalant chez elle avec l’espace».

Même son de cloche chez Toufik Bakkouri, architecte urbaniste, qui estime que la rurbanisation est l’un des effets de l’exode rural. «Faisant référence aux pratiques, actes et production spatiaux et architecturaux, qui font la réalité de nos territoires urbains. Du fait qu’ils ont une connotation rurale, le fléau de la soi-disant ruralisation des villes peut être assimilé de prime à bord comme l’un des effets induits du phénomène de l’exode rural avec tout ce que cela suppose comme imbrications multiformes, socio-économiques, spatiales et culturelles», souligne l’architecte. «D’une manière générale, et abstraction faite des causes à effet, on pourrait constater que ce fléau est localisé principalement au niveau des zones ou des sites d’accueil provisoires et/ou d’hébergement permanent des populations rurales qui sont soit démunies, et/ou non intégrés sur le plan socioculturel, le cas des émigrants de la campagne, et/ou n’ont pas encore acquis et approprié les valeurs et les pratiques urbaines et d’urbanité», poursuit Bakkouri.

Ces aspects ruraux qui se manifestent de plus en plus dans les villes n’apportent, malheureusement, aucune plus value ni aux métropoles, ni aux citadins. «Il s’agit moins d’avantages et de bénéfice que des accommodations pour assurer une organisation équilibrée dans la société. De même que la cohabitation entre les deux modes, urbain et rural, continue à caractériser la société marocaine, compte tenu du fait, par exemple, de l’importance qu’acquièrent l’agriculture dans l’économie nationale et toutes les activités et les populations qui en dépendent», indique Belhaj.

Par ailleurs, l’architecte urbaniste Bakkouri classe les sites et espaces en trois niveaux spatiaux hiérarchisés selon le territoire, la perception et l’acuité du problème de rurbanisation. Il distingue le territoire rural représenté par les villes émergentes, et/ou centres urbains délimités; le territoire interurbain qui concerne les zones périphériques des villes dans un rayon ne dépassant pas 15 km par rapport au territoire urbain, comme le cas des villes satellites qui n’ont rien à voir avec les villes nouvelles, qui constituent de véritables territoires d’accueil de l’exode rural; et enfin le territoire urbain caractérisé par les friches urbaines, secteurs marginalisés ou excentrés des villes, les zones clandestines et/ou non réglementaires qui se situent parfois au cœur même du territoire urbain, comme c’est le cas de Casablanca, Kénitra et Mohammedia.

«Ce fléau est constaté avec acuité dans plusieurs villes, principalement à proximité des zones industrielles, des zones militaires et autres zones abritant une densité de main d’œuvre de second degré. Ce phénomène prend des dimensions encore plus importantes au niveau des zones urbaines importantes qui sont censées être l’image et la façade de la ville, à citer à titre non limitatif, les zones de restructuration, les tissus ou opérations de relogement (relogement des bidonvillois par exemple), les opérations d’habitat social,…», affirme l’urbaniste.

Espaces verts

Outre les constructions anarchiques, la multiplication du béton dans les métropoles marocaines entrave l’aménagement des espaces verts. Une situation qui est loin de plaire aux paysagistes. «Dans le domaine des espaces verts, il y a des références internationales, un travail de recherche et beaucoup d’innovation. L’espace vert est un projet prestigieux, mais notre système est loin de répondre aux exigences internationales. C’est plutôt un projet d’eau pluvieuse et d’herbes sauvages. La ville d’aujourd’hui est le résultat du travail d’hier et bientôt on ne verra plus que du béton. Du pépiniériste, au paysagiste, du responsable achats, au technicien de la fonction publique ou de l’entreprise des travaux publics, il n’y a pas de qualité professionnelle. Les villes n’investissent pas dans la recherche et l’innovation dans le domaine de l’horticulture, pour valoriser le cycle productif selon un développement toujours plus durable», fustige Karim El Alj. «Parmi les milliers de références de plante, dans nos villes on ne voit que des palmiers et quelques cactus. D’un autre côté, les plantes forment un système biologique sophistiqué. Il faut posséder des connaissances pratiques et scientifiques, mais aussi le soutien étranger de la recherche et des nouvelles technologies, afin de pouvoir diversifier nos plantations urbaines. En plus, l’eau du réseau n’est pas adaptée pour toutes les plantes parce qu’elle contient beaucoup de chlorure. L’eau de puits est encore pire. Pourquoi alors investir dans les plantes», se moque-t-il.


Avis du spécialiste :  Toufik Bakkouri, architecte urbaniste

«Nos villes ont été et  continuent d’être urbanisées dans le clandestin»

Le fléau de «ruralisation des villes» qui est en relation avec la production spatiale (cadre bâtis) et la qualité architecturale, est une question qui dépasse les architectes pour les raisons suivantes. D’une part, la commande architecturale y afférente à caractère privé (obéit à la loi du marché, à la spéculation et à la clandestinité du métier d’architecture et aux fléaux des architectes signataires, etc.), échappe réellement et en grande partie à ces derniers. D’autre part, nos villes ont été et continuent d’être urbanisées et bâties dans le clandestin, le non réglementaire, et le plus grave, c’est la défaillance publique en matière de gestion urbaine (contrôle et maitrise de l’urbanisation et de la production et qualité architecturale et paysagère).L’architecte qui, parmi les acteurs et opérateurs professionnels, est censé avoir une grande citoyenneté, un sens du devoir et surtout du patriotisme, devrait s’atteler à combattre toutes les formes de déviation et de divergence, notamment par des actions via son corps représentatif (lutter contre les architectes dits «signataires») d’une part, et d’autre part militer pour reconquérir ses droit et exclusivité réglementaire d’action et matière d’architecture, ainsi que la reconquête de ses libertés perdues et ses marges de manœuvre de création et action en tant qu’architecte.

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