22 Avril 2012 À 16:38
Cette année, l’Association marocaine de promotion de l’Histoire a choisi pour sa 7e édition des «Rendez vous de l’Histoire», soutenue par l’Université Mohammed V-Agdal, la Bibliothèque nationale, Bank al-Maghrib et l’Institut français de Rabat, la thématique du «Commerce et des commerçants». Les 20 et 21 avril, des tables rondes ont porté sur le «Commerce et les commerçants au miroir des religions et des cultures du monde», «Tujjar El Sultan», «Commerce des hommes à l’époque moderne», «Commerce et commerçants au Maghreb et en Méditerranée», «Commerce et commerçants transsahariens, histoire, héritage et actualité», «Commerce et Orient». Pour Jamal Eddine Baddou, le président de l’Association, «le commerce ouvre sur l’histoire de l’interpénétration des mondes et des civilisations.
Dans notre région, dit-il encore, cette thématique met en perspective une longue histoire d’échange et de négoce, au carrefour de l’Afrique, de l’Europe et de l’Asie». Cette histoire a été déclinée, décryptée, deux jours durant, avec brio, par nos historiens universitaires, Mohamed Mezzine de l’Université Sidi Mohammed Ben Abdellah de Fès, par Jamaa Baida de la Faculté de lettres de Rabat, par Laila Maziane de la Faculté des lettres et sciences humaines de Casa BenMsick, par Mohammed El Mansouri de l’Université de Mohammed V de Rabat, par Rita Aouad du Lycée Descartes. C’est le professeur émérite de l‘Université de Tours en France, Jean-François Troin, qui a clos ce rendez-vous de l‘histoire par sa conférence «les souks marocains face à l’érosion du temps». J.-F. Troin a enseigné à Moulay Youssef et à la Faculté des lettres de Rabat, il a formé à l’Université de Tours plus d’une trentaine de doctorants comme MM. Kaioua, Berriane, Agoumi, Belfqih, Fadloula, Guittouni, Fajjal. Il est l’auteur d’un ouvrage sorti en 1975 : «Marchés ruraux et organisation de l’espace au Maroc : Souks du Nord marocain», qui est le fruit de 11 années de recherches et d’enquêtes sur le terrain sur la fonction des souks, leur rôle dans l’organisation de l’espace et le territoire, question qui a constitué aussi l’un de ses thèmes de recherche, puisqu’il a publié en 2002 «Maroc, régions, pays et territoires» et «l’Atlas de Casablanca» avec M. Kaioua dans le cadre d’URBAMA, laboratoire de développement urbain. Décryptage.LE MATIN : Vous avez consacré une partie de votre vie à l’étude des souks au Maroc. Au-delà de l’aspect descriptif, vous avez étudié la structure profonde des souks, leur imbrication dans la vie économique et sociale au Maroc. Quelle est la fonction de ces centres de polarisation et peut-on avoir une idée de leur nombre en 1975 ? J.F.T. : En 1975, il y avait 850 souks qui couvraient le Maroc, chiffre obtenu à partir d’enquêtes sur le terrain, car il n’y avait pas à l’époque de statistiques fiables. Quelques années plus tard, on a pu en compter près de 1 000 ! Mon professeur, qui était Jean Dresch et qui lui-même a soutenu une thèse de géographie physique sur l’Atlas marocain en 1941, aurait souhaité que j’étudie l’ensemble des souks au Maroc ! Je n’ai pu étudier que près de la moitié, 430 souks dans le nord du Maroc, car je l’ai fait sur le terrain et avec minutie. Il y avait à peu près 1 souk pour 12 000 personnes et la fréquentation variait entre 400 personnes pour les plus petits et 50 000 personnes pour les plus gros, comme à Doukkala et Chaouia où nous les avions comptés ! J’ai pu découvrir l’importance essentielle de ces souks qui couvraient le pays, rassemblant quelques millions de personnes, la qualité de leurs réseaux et de leur organisation. Le souk est un lieu de rassemblement temporaire, lieu de transaction déjà présent dans la période antéislamique, avec des spécificités selon les régions. C’est ainsi que le souk peut associer parfois la présence d’un marabout. Il est ainsi protégé et le pèlerinage du marabout s’intègre à la vie commerciale. Il y avait en 1970, dans l’arrière-pays d’Al Hoceima un souk réservé aux seules femmes, comme cela existait dans les régions berbérophones du Maghreb, puisqu’on en trouvait aussi à côté d’Essaouira et en Kabylie ! Il y a aussi des souks entièrement bâtis qui ne fonctionnent qu’un jour par semaine, comme le souk de Tahannaoute au sud de Marrakech.Pouvez-vous nous résumer la fonction des souks ? Le souk, bien ancré dans la tradition marocaine, est un croisement de flux qui fait la richesse de cet espace ouvert, c’est l’apport des produits de la campagne, c’est la distribution de produits urbains, c’est la vente de produits d’artisanat, c’est un espace de services... c’est une mercuriale où l’on se renseigne sur les prix, c’est le point de rencontre avec l’administration. En un mot, le souk, c’est aussi un lieu de sociabilité et de fête, bien ordonnancé. La première fonction, c’est de collecter les produits ruraux et de vendre, c’est aussi de faire du troc, de ravitailler des agglomérations, c’est la fourniture de produits artisanaux comme la laine, le tapis ou la poterie. Il y a une complexité des circuits qui explique l’importance du Souk qui alimente aussi les agglomérations.Que reste-t-il aujourd’hui de ces lieux de fête, de rencontre et d’abondance que vous décrivez dans votre ouvrage ? Vous êtes souvent revenu au Maroc, et vous avez revisité ces souks. Quel est votre ressenti ? J’ai pu constater que l’activité des souks avait changé, il y a beaucoup moins de collectes de produits ruraux. Les souks se sont paupérisés parce que nombre de fellahs sont devenus des revendeurs, et ne sont plus producteurs. Il y a eu l’effet des sécheresses, mais il faut dire aussi qu’il n’y a pas eu de politique d’encouragement des souks, qui ont été exilés en périphérie, comme le souk de Khémisset jadis florissant. On n’a pas toujours compris qu’il y avait une complémentarité entre les souks forains et les commerçants fixes et que ce ne sont pas toujours des concurrents. D’autant que le souk s’adapte parfaitement aux modes de vie et de consommation et qu’il y a une forme de régulation.Face à l’érosion du temps et à la grande distribution qui a envahi les villes, comment avez-vous perçu les changements ? Depuis 40 ans, on note d’importants changements dans les habitudes de consommation, à la suite des sécheresses. Les fellahs appauvris se sont transformés en micro-commerçants pour passer du rôle de producteurs à celui d’intermédiaires. Ceci peut donner une fausse impression de dynamique, car la mobilité des hommes et des biens s’est accrue. Le souk est toujours actif, mais son rôle a changé. Il est plus un centre de distribution de produits et de collecte, une structure de fourniture de services qu’un centre d’échange rural. Pourtant, les souks sont des institutions légères, qui s’adaptent aux besoins des populations et qui auraient pu être des pôles d’aménagement rural, car ils sont bien ancrés dans leurs racines rurales et c’est une chance que tous les pays n’ont pas. Mais le souk, dans une centaine d’agglomérations, a été exilé à la sortie des villes et souvent a été condamné. Son activité s’en est ressentie et, pendant ce temps, le supermarché s’est largement implanté au Maroc, développant une sorte de ségrégation. D’un côté, des supermarchés, des centres commerciaux, des malls destinés aux couches aisées de la population, de l’autre, des «souikas» souvent informelles, qui jonchent les sols et constituent des éléments de survie pour une partie de la population.Pourtant, dites-vous, le souk pourrait être préservé, car il appartient au patrimoine national...Le souk fait partie du patrimoine national et il aurait pu évoluer d’une autre manière. En Europe après avoir vécu des formes impersonnelles de la distribution moderne, on voit se développer d’autres formes de marchés : de brocante, de foires, de marchés bio, des marchés de Noël, qui renouent avec la proximité, où l’on discute, l’on échange… Verra-t-on un jour au Maroc une renaissance du souk après que l’on se soit lassé du supermarché ? C’est une question que l’on peut se poser.En faisant une comparaison avec les autres pays arabes, que constatez-vous ? Comment ont évolué les souks ?Il y a des exemples de l’autre extrémité du monde arabe, dans les Émirats arabes unis où l’on a recréé des souks artificiels en dur avec des galeries marchandes luxueuses, au Yémen, où le souk traditionnel a été préservé, qui peuvent nous éclairer sur les évolutions futures. Dans certaines régions, le camion et la voiture ont remplacé les formes traditionnelles de mobilité, mais le souk est bien là qui se tient une fois par semaine, les ventes se font en direct depuis les camions qui remplacent les étals de jadis. On retrouve une certaine vitalité et diversité des souks aux deux extrémités du monde arabe : au Maroc et au Sultanat d’Oman avec le même système d’organisation tribale, avec un réseau dense dans les campagnes. Entre ces deux pays, les souks et marchés ruraux ont disparu. Il reste quelques marchés à bestiaux dans les hauts plateaux algériens. Le Maroc, tout en s’urbanisant, dispose encore de souks ruraux, de souks de banlieues, des témoignages de la solidité des racines rurales et d’un dynamisme des campagnes. Il faudrait peut-être se demander si on ne pourrait pas essayer de préserver ces lieux, fondements de la vie sociale, en les adaptant aux besoins d’aujourd’hui, pour ne pas avoir à les reconstituer artificiellement demain comme le font d’autres pays. Ces souks, qui ont résisté à l’érosion du temps, pourraient aider dans un monde qui se banalise, à recréer des identités régionales fortes, des structures authentiques. Ils participeraient ainsi à la sauvegarde du patrimoine et au renforcement des spécificités régionales.