Fête du Trône 2006

«La réforme de la retraite ne doit pas faire l’objet de surenchères»

Mohamed Chiguer

22 Janvier 2013 À 20:43

Le Matin : Le gouvernement hérite d'un dossier dont on parle depuis les années 2000. Les précédents premiers ministres ont manqué de courage pour prendre à bras le corps ce dossier. On dit que le temps est un facteur essentiel et que chaque retard dans la réforme a un coût. Êtes-vous d’accord ?Mohamed Chiguer : Ce n’est pas, me semble-t-il, une question de courage, et ce, pour deux raisons au moins : quand vous évoquez les précédentes primatures, il faut rappeler qu’il s’agissait de premiers ministres et non de chefs de gouvernement. En second lieu, la problématique n’était pas jugée aussi prioritaire qu’elle l’est aujourd’hui. Cela dit, il faut rappeler que c’est en 2005, si ma mémoire est bonne, que le gouvernement de l’époque a versé, à titre de capital, les arriérés dus par l’État à la Caisse marocaine de retraite (CMR), soit 11 milliards de dirhams. Par ailleurs, c’est l’un des gouvernements précédents qui a mis en place la commission technique qui s’est penchée sur la problématique de la retraite. Le paradoxe est que les gouvernements précédents étaient conscients de la nécessité de réformer le système de retraite, notamment de l’état où se trouvait la CMR, et pourtant il y a eu, d’une part, l’externalisation de certaines activités (sécurité, entretien et transport…), qui s’est traduite par la réduction de l’effectif et le recours à des sociétés privées qui ne respectent pas toujours le droit du travail (salaires, conditions du travail) et, d’autre part, le «départ volontaire» qui a coûté, à l’époque, quelque 8 milliards de DH à l’État et qui a certainement pesé (et continue à peser) sur l’équilibre financier de la CMR.

Déjà, à ce niveau, je peux vous dire que le problème de la CMR résulte, pour l’essentiel, de la politique économique de l’État durant les trente dernières années. Ce problème soulève une question de fond : quel est le rôle que doit jouer l’État dans une société comme la nôtre et dans une économie qui est loin d’être une économie de marché ?Concernant le timing, vous avez complètement raison, l’atermoiement des gouvernements précédents a un coût puisque la situation en 2000 n’est pas celle de 2013. Aujourd’hui, plus que par le passé, le gouvernement est sous pression ; sa marge de manœuvre s’est relativement réduite et l’état des finances publiques n’est pas celui d’il y a une dizaine d’années. En plus, l’esprit consensuel qui dominait s’est relativement effrité. En fait, le rapport du Marocain au temps est un rapport qui laisse perplexe : soit «on tue le temps» parce qu'on n’a pas d’autres alternatives, soit «on cherche à gagner du temps» dans l’espoir de conserver une position (un poste) le plus longtemps possible. Or, qu’«on tue le temps» ou qu’«on cherche à le gagner», on aboutit au même résultat : l’attentisme et l’immobilisme.À la Chambre des conseillers, le chef du gouvernement a tiré la sonnette d’alarme : le système des retraites est en danger, les réserves émanant des cotisations ne couvriront plus les dépenses et personne ne veut que notre pays connaisse le même sort que la Grèce. Tous les partis abondent dans ce sens… Une première réaction ?De prime abord, permettez-moi de vous dire que la problématique de la retraite est une affaire trop sérieuse pour la laisser aux hommes politiques et surtout aux parlementaires. Je n’ai rien contre ces hommes, au contraire. Loin de moi donc l’idée de les dénigrer ou de les décréditer ; mais ce que je constate est que le Parlement aujourd’hui n’est pas le lieu le mieux indiqué pour débattre de la question de la retraite. Les parlementaires ont tendance à se chamailler plutôt qu'à débattre. En plus, la problématique de la retraite est une problématique sociétale ; elle ne peut se réduire à une question politique ou technique. Elle ne doit pas faire l’objet de surenchères et ne doit pas être examinée dans des assises qui font valoir le paraître au détriment du fond. Elle doit être débattue dans un cadre adéquat, sur la base d’une vision globale et d’une démarche participative appropriée, basée notamment sur le suivi et l’évaluation.Le Maroc n’a rien à voir avec la Grèce, on doit éviter l’amalgame et ne pas être alarmiste. La situation du système de retraite est préoccupante, j’en conviens ; mais elle n’est pas incontrôlable. Nous sommes en face d’un problème sociétal, certes, mais un problème qu’il est possible de régler, à condition, bien entendu, d’agir rapidement et avec sérénité, tout en s’attaquant aux causes réelles qui sont à l’origine de cette situation.La problématique de la retraite  se pose, mais la situation des organismes de retraite n’est pas la même. La CMR est dans une situation beaucoup plus inquiétante par comparaison à la situation de la CNSS ou du RCAR.Effectivement. Les deux études réalisées, respectivement par un cabinet étranger et par le HCP, montrent bien que le RCAR, en premier lieu, et la CNSS, en deuxième, sont dans une position moins préoccupante que celle où se trouve la CMR. En plus, à l’intérieur de la CMR, la situation du régime civil diffère de celle du régime militaire. Permettez-moi d’ouvrir une parenthèse pour dire que la problématique de la retraite – au niveau institutionnel – ne se limite pas seulement aux quatre organismes à savoir : la CMR, la CNSS, le RCAR et la CIMR, mais s'étend à une ou deux caisses autonomes et surtout à la CDG. Cette dernière est fortement interpellée. D’un côté, elle gère, par le biais de la CNRA, le RCAR et, de l’autre, elle constitue, avec la CNSS, les deux piliers du système de sécurité sociale, en l’occurrence le pilier administratif, représenté par la CNSS, et le pilier financier, que constitue la CDG. Par ailleurs, pour disposer d’un diagnostic complet, il faut intégrer les expériences qui ont été menées pour élargir la protection sociale. Dans ce cadre, on doit s’intéresser à Addamane El hirafi et Addaman El bahri ainsi qu’à la caisse des avocats en plus de celle des parlementaires.Le rapport entre cotisants et bénéficiaires est passé de 12 contre 1 en 1983, à 3 contre 1 en 2011. Avec l’évolution démographique et l’impact du choc démographique, c’est toute la viabilité financière des systèmes de retraite qui est en danger. Quelle analyse faites-vous sur cette question précise ?Là aussi, il faut distinguer la CMR des autres organismes. Le rapport que vous avez évoqué c’est fortement dégradé pour la CMR pour des raisons que j’ai déjà mentionnées lors de la réponse à la première question. Pour vous donner une idée, ce rapport est de 8,3/1 pour la CNSS et de 2,7/1 pour la CMR. De 2000 à 2009, le nombre des bénéficiaires, pour l’ensemble des régimes, a augmenté de 6,3%, alors que celui des cotisants ne s’est amélioré que de 3,9%. Les cotisations ont tendance à baisser : de 3,43% du PIB en 2005, elles sont passées à 3,2% en 2009. Quant aux dépenses, elles s’inscrivent en augmentation : 2,97% en 2009 contre 2,51% en 2005. Parallèlement, l’excédent tend à baisser : 0,23% du PIB en 2009 au lieu de 0,93% du PIB en 2005. L’État pratique une politique de recrutement très restrictive, alors que les besoins de l’Administration (compte non tenu des besoins de l’administration locale), pour assurer un service de proximité et de qualité, sont énormes. Le pays, à titre d’exemple, a besoin de 7 000 médecins, de 9 000 infirmiers et autant d’enseignants, de magistrats et de policiers. En plus, le désenclavement, dans ses différentes formes, présente une opportunité que l’État ne cherche pas à saisir pour dynamiser l’emploi (le taux d’emploi ne dépasse pas 45%, le taux de chômage est de 9% et il est beaucoup plus élevé dans les zones urbaines) et élargir la protection sociale. Dans ce cadre, une véritable politique de grands travaux peut avoir un impact bénéfique non seulement sur le système de la retraite, mais aussi sur la création de la richesse et, plus particulièrement, sur la consolidation de la cohésion sociale. Quelque 40 000 km sont à construire pour désenclaver le pays, le chemin de fer ne dessert qu’une partie limitée du territoire, des tunnels sont à creuser, notamment le tunnel de tizi n’Tichka, presque 40% de la population sont analphabètes.

Le Maroc vit actuellement une transition démographique qui se traduit par la baisse du taux de fécondité et par le vieillissement de la population. De 2,7 millions de personnes âgées de 60 ans et plus en 2010 (moins de 10% du total de la population), ce nombre dépasserait 10 millions en 2050 (soit plus de 24%). Le ratio de dépendance (les 60 ans et plus/population de 15 à 59 ans) passerait de 12,9% en 2005 à 18,5% en 2020 et à 41,9% en 2050.Ce vieillissement précoce n’affecte pas seulement le système de la retraite, mais il a des implications sur le système de protection sociale d’une manière générale (protection médicale, maisons de repos et autres) en raison de la généralisation de la famille nucléaire (la famille se limite au couple et aux enfants). La solidarité sociale ne sera plus comme elle l’est actuellement. Aujourd’hui, chaque Marocain ou Marocaine qui a un revenu est une Caisse sociale ambulante. Demain, cette caisse disparaîtra et mettra l’État devant ses responsabilités. Par ailleurs, la catégorie des jeunes âgés entre 18 et 24 ans qui accèdent pour la première fois au marché du travail diminuerait de 21,6% d’ici 2050.Quelles sont les solutions retenues par la commission technique ? On parle de la mise en place d’un régime en deux pôles, l’un pour le public, l’autre pour le privé, avec chacun un régime obligatoire et un régime complémentaire.De mon point de vue, il faut, dans un premier temps, se pencher sur la situation de chaque caisse à part, en donnant la priorité à celle dont la réforme ne peut pas attendre et en définissant à priori les points de convergence pour, in fine, aboutir à la restructuration des régimes. Cela dit, c’est le système de protection sociale qui doit retenir notre attention. Actuellement, seuls 27 à 33%, selon les sources, des Marocains bénéficient d’une couverture sociale. Au niveau de la couverture médicale, et en dépit des avancées réalisées en adoptant l’AMO et le RAMED, cette couverture est, pour le moins qu’on puisse dire, faible. Si 95,8% des actifs occupés relevant de l’Administration publique disposent d’une couverture médicale, l’industrie (y compris l’artisanat) ne compte que 34,7%. Quant au BTP, qui fait travailler plus d’un million de personnes, il enregistre un taux ne dépassant pas 10%. Les actifs occupés dans le secteur de l’agriculture, la forêt et la pêche ne sont couverts qu’à hauteur de 2%.

Concernant les solutions, elles sont de trois types : paramétriques, systémiques ou la combinaison des deux. S’agissant des paramétriques (âge de la retraite, cotisation et pension), je rejoins les conclusions des deux études que j’ai déjà mentionnées. Pour le cabinet étranger Actuaria : «une réforme purement paramétrique n’est pas à la mesure du problème». S’agissant de l’étude du HCP, elle précise, au niveau des scénarios d’équilibrage des régimes de retraite, que «les ajustements nécessaires (en vue de l’équilibrage des recettes et des dépenses) pour garantir l’équilibre de chaque caisse sont politiquement et économiquement impossibles à mettre en place.»En fait, le paramétrique doit être manié avec beaucoup de prudence, car il ne constitue pas la vraie réponse à la situation que connaissent les régimes de retraite et peut se révéler coûteux, que se soit sur le plan économique ou politique. Relever l’âge de retraite se justifie, certes, par l’amélioration de l’espérance de vie, mais il faut évaluer son impact sur l’emploi et s’assurer qu’il ne va pas, en fait, constituer, au mieux, un palliatif. L’augmentation de la cotisation, qu’elle soit répartie ou non entre le salarié et le patron, affecterait le pouvoir d’achat du salarié et pèserait sur la compétitivité de l’entreprise et, partant, de l’économie nationale qui enregistre des déficits extérieurs énormes. Dans les deux cas, elle alimenterait les tensions sociales et s’ajouterait aux obstacles à l’investissement. Je dois vous rappeler que toute réduction du pouvoir d’achat impacterait la demande interne qui reste l’un des principaux moteurs de la croissance.Pour la CMR, l’augmentation du taux de cotisation de 10 points pour le fixer à 30% ne me semble pas la meilleure solution pour deux raisons : i) le fonctionnaire n’est pas en mesure de supporter sa part ; ii) la tendance à la baisse du rapport démographique est de nature à atténuer la portée de cette solution. L’État n’a pas de choix que d’améliorer le rapport démographique (actifs/inactifs) en convertissant les 10 points en postes d’emploi et en usant de la réforme fiscale pour financer l’amélioration du taux d’encadrement au niveau de l’Administration. C’est par l’emploi qu’il est possible de pérenniser le système et d’élargir la couverture sociale.

Nous avons déjà indiqué une des pistes, relevant de ce que j’appelle l’«emploi hors croissance», qui peut se révéler féconde pour promouvoir l’emploi, en l’occurrence les grands travaux. D’autres opportunités relevant de cette même logique peuvent être saisies, à condition de faire de la région un levier pour la promotion de l’emploi. Je suis resté perplexe lorsque j’ai constaté qu’une région comme Gharb-Chrarda-Béni Hssen, qui fait partie des régions les plus riches du pays, abrite l’une des populations les plus pauvres sur le plan national. Il faut à côté de cela procéder à une réforme, en profondeur, de la fonction publique. Ce n’est pas le nombre de fonctionnaires qui pose problème – 800 000, en plus des 170 000 employés relevant des collectivités locales – mais c’est le taux d’encadrement, le type de profils, la productivité et la structure des salaires qui doivent être revus. Par ailleurs, il faut inciter les entreprises à améliorer leur taux d’encadrement, qui au demeurant est très faible en raison plus particulièrement de la taille dominante des entreprises marocaines dont plus de 95% sont des TPME. Dans ce cadre, il faut, à titre d’exemple, inciter les TPME à se constituer en réseaux pour disposer de la taille critique et améliorer leur taux d’encadrement.

Parallèlement, il faut une croissance forte, dans la mesure du possible, mais surtout de qualité. IL faut revoir la structure du PIB et partant de l’emploi. Actuellement, l’agriculture emploi 40% des actifs occupés, alors qu’elle ne représente que 1% des adhérents de la CNSS. En plus, l’emploi créé par l’agriculture est d’une faible valeur ajoutée. Quant à l’industrie de transformation, qui est d’une valeur ajoutée élevée, elle n’intervient que pour 13%. Par ailleurs, il convient d’élargir la couverture sociale pour toucher les professions libérales, les 2,5 millions de personnes qui travaillent dans l’informel hors agriculture, les paysans et les ouvriers agricoles. Pour faire cela, le Maroc a besoin d’un projet sociétal adossé à une vision et à une stratégie globales déclinées en plan d’action. Où va le Maroc ? Quel est le Maroc qu’on veut laisser à nos progénitures ? Il est temps de se ressaisir pour procéder à une réforme du système de protection sociale en rapport avec les autres réformes structurantes, à l’instar de la réforme fiscale, de celles de l’État et de la compensation.Il faut, dit Nizar Baraka, un système juste, équitable, efficace et pérenne. Que pensez-vous de cette déclaration ?Ce sont des principes qui doivent présider à toutes les réformes structurantes. Concernant les régimes de retraite, et à titre d’exemple, il faut homogénéiser le taux de remplacement. Il est de 45% pour la CNSS, 54% pour le RCAR, 60% pour la CIMR et 85% pour la CMR. En plus, il faut mettre fin à certaines aberrations. Pour bénéficier, par exemple, d’une retraite CNSS à 60 ans, il faut disposer de 3 240 jours de travail déclaré, c’est-à-dire si un salarié accumule 3 239 jours, il n’a pas droit à la retraite à 60 ans. Apparemment, le conseil d’administration de la CNSS a, récemment, essayé de corriger cette aberration. Enfin, il faut aller au-delà des 55% d’abattement (loi de Finances 2013) pour exonérer totalement la pension de l’impôt.

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