Fête du Trône 2006

Quand les Marocains participaient au sauvetage du monde libre

«Je jure solennellement que j’exécuterai loyalement la charge de Président des États-Unis et que du mieux de mes capacités, je préserverai, protégerai et défendrai la Constitution des États-Unis». C’est cet article II de la Constitution que prononcera aujourd’hui le président Obama.

Feu S.M. Mohammed V en discussion avec le Président américain Roosevelt et le Premier ministre britannique Churchill. Au second plan, Feu S.M. Hassan II, alors Prince héritier, entouré de hautes personnalités marocaines et étrangères.

20 Janvier 2013 À 16:03

 C’est en effet, ce lundi 21 janvier 2013 que la cérémonie publique d’investiture du Président Obama aura lieu sur l’immense esplanade du Congrès, dominant le National Mall, au pied du Capitole à Washington. Le rituel qui permettra à Barack Hussein Obama d’être officiellement et légitimement reconnu n’a pas changé depuis l’investiture de Georges Washington en 1789 : ce sont les mêmes gestes et les mêmes mots d’assermentation qui seront reproduits, le même serment de montrer loyauté et allégeance à la Constitution des États-Unis suivi de celui du vice-président Joe Biden et des 21 coups de canon.

C’est à la suite de ce serment que Barack Hussein Obama entamera en tant que 44e Président des États-Unis son deuxième mandat. La foule présente, composée des cadres démocrates, des membres de l’administration de la Maison-Blanche, des anciens Présidents, des membres de l’état-major de l’armée, des contributeurs à la campagne présidentielle et des Américains souhaitant assister à la cérémonie, sera sans doute moins nombreuse que lors de la dernière cérémonie d’investiture qui eut lieu le 18 janvier 2009. La cérémonie n’en sera pas moins suivie de par le monde, au Maroc en particulier qui fête le 70e anniversaire de la Conférence de Casablanca, un moment crucial de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et de l’histoire du Maroc. La conférence se tint du 14 au 24 janvier 1943 à l’hôtel Anfa de Casablanca au Maroc afin de préparer la stratégie des Alliés, aidés par les troupes venues d’Afrique du Nord. Cette rencontre fut décidée par le Président des États-Unis Franklin Roosevelt et le Premier ministre britannique Winston Churchill, qui invitèrent à se joindre à eux d’une part Joseph Staline, qui déclina l’offre, et les généraux français Henri Giraud qui gouvernait l’Afrique du Nord et l’Afrique-Occidentale française et Charles de Gaulle. Une rencontre décisive qui changea le cours de l’histoire.

Soixante-dix ans après, que peut-on retenir de ce moment historique ? À Casablanca du 15 au 31 janvier, colloques à la médiathèque de la Mosquée Hassan II, à la Faculté de Ben Msick ou aux Abattoirs, table ronde, expositions multimédias et journées culturelles se multiplient, avec notamment un invité d’honneur : James Roosevelt Jr, petit-fils du Président Franklin D. Roosevelt qui a assisté à la rencontre «La Conférence d’Anfa 1943 : regards croisés sur 70 ans de coopération maroco-américaine». Des journées culturelles qui seront clôturées lundi 28 janvier avec la projection du film «Casablanca» à Dar América. Ce film sorti en 1942 demeure l’un des classiques du cinéma mondial. Pour mieux comprendre cette période de l’histoire, nous avons retenu «le regard» de Mohamed Kenbib, historien, enseignant à l’Université Mohammed V à Rabat et auteur de plusieurs ouvrages. Il nous rappelle le contexte historique de La Conférence d’Anfa, son déroulement et les changements apportés par l’arrivée des Américains.      


Le Matin : Soixante-dix ans se sont écoulés depuis le débarquement des Alliés sur les côtes marocaines et la tenue d’une conférence ayant réuni à Casablanca le Président américain Franklin Roosevelt, le Premier ministre britannique Winston Churchill et, du côté français, le Général de Gaulle et le Général Giraud. En quoi réside précisément l’importance de ces deux événements ?Mohamed Kenbib : Dans les deux cas, il s’agit d’événements majeurs ayant représenté autant de tournants déterminants. Et ce, non seulement pour le cours de la Deuxième Guerre mondiale, laquelle avait été à l’avantage des Puissances de l’Axe avant 1942, avec notamment le rapide effondrement de la France en juin 1940 et l’invasion de l’Union soviétique par les troupes allemandes, mais aussi pour l’évolution des relations franco-marocaines et le devenir du Maroc.Au début était, si l‘on peut dire, le débarquement des troupes anglaises et américaines en Afrique du Nord sous le commandement du général américain Dwight Eisenhower le 8 novembre 1942 à Safi, Casablanca, Mohammedia et Kénitra. C’est l’opération «Torch». Dans quelles conditions s’est-il effectué ? En quoi a-t-il pesé sur le cours de la Deuxième Guerre mondiale ?Il faudrait peut-être rappeler de manière très succincte que les Alliés étaient depuis plusieurs mois déjà sollicités par Staline qui les pressait d’ouvrir un front à l’ouest pour soulager la pression des Allemands sur l’Union soviétique. Le choix des Américains fut porté sur l’Afrique du Nord comme future base de progression des troupes alliées vers l’Italie et de là vers l’Allemagne. Cette volonté de prendre les Allemands en tenaille devint encore plus manifeste avec le désastre que ceux-ci subirent à Stalingrad et, deux ans plus tard, avec le débarquement de Normandie (juin 1944). Il est sans doute inutile d’insister sur ce qu’ont représenté dans le cours de la guerre les campagnes de Tunisie et d’Italie, où d’ailleurs les goumiers et les tirailleurs marocains se sont brillamment illustrés, notamment dans les combats acharnés qui ont permis, dans les alentours du Monte Cassino et du Liri, de faire sauter la ligne Gustav et d’ouvrir la voie vers Rome. Pour avoir une idée de l’importance numérique des Marocains au sein du Corps expéditionnaire français commandé par le général Juin, il faudrait rappeler qu’ils représentaient quasiment 30% des effectifs engagés par les Alliés au tout début de la campagne d’Italie.Les Américains débarquent au MarocLa mémoire collective garde encore des pans de cet événement historique. Un événement qui ne pouvait passer inaperçu et qui allait impacter l’évolution sociologique de nombre de Marocains. Comment ces derniers ont-ils réagi à la présence des troupes américaines sur leur sol ?À vrai dire, les Américains avaient envisagé l’éventualité d’un tel débarquement bien avant novembre 1942. Avant de le déclencher, ils ont soupesé les réactions des Marocains. C’est parce qu’ils avaient conscience de l’hostilité des populations musulmanes à l’Angleterre du fait de sa politique en Palestine qu’ils n’ont pas admis de troupes britanniques au sein de ce qu’ils ont appelé la Western Task Force chargée de débarquer sur les côtes marocaines. En outre, et au moment même où elles y prirent pied, un discours de Roosevelt, traduit en arabe dialectal et en berbère, fut radiodiffusé depuis Gibraltar pour expliquer aux «fils du Maghreb» les buts de guerre des Alliés, la liberté que «les moudjahidines américains» allaient leur apporter, et «l’accueil fraternel» qu’ils devaient leur réserver. Des tracts reproduisant les passages les plus significatifs de ce discours furent lâchés par des avions américains au-dessus des grandes villes du littoral atlantique dans la journée du 8 novembre 1942 : «nous sommes venus ici… pour vous libérer…, disait Roosevelt… Nous ne sommes pas comme (d’autres) Chrétiens (qui) vous foulent de leurs pieds. Considérez nos soldats comme… des moudjahidines». Quelle attitude a adoptée le sultan face à ces événements ? On sait qu’il avait d’assez bons rapports avec le Résident général Noguès, lequel se posait en continuateur de la politique du Maréchal Lyautey ?Après le déclenchement de l’Opération Torch sous le commandement du général Patton, une vive résistance fut opposée sur ordre de Noguès à ceux qu’il appelait «les envahisseurs anglo-saxons». Pour légitimer son action, puisqu’il s’agissait d’un régime de protectorat, le Résident tenta, mais en vain, de convaincre le Sultan de se replier avec lui sur Fès. Il «omit» aussi de lui transmettre un message de Roosevelt lui expliquant, en sa qualité de «souverain d’un État indépendant avec lequel les États-Unis entretenaient des relations amicales», les raisons stratégiques ayant poussé les Alliés à entreprendre pareille opération.En restant à Rabat et, par la suite, en y recevant solennellement Patton et en lui décernant une décoration chérifienne, Sidi Mohammed ben Youssef marquait ses distances vis-à-vis de la Résidence. La lettre qu’il adressa à Roosevelt le 17 novembre 1942 en réponse à son message fut encore plus explicite : «Lorsque les chefs de vos armées nous eurent affirmé qu’ils venaient ici non en conquérants, mais en libérateurs et qu’ils nous en donnèrent des preuves tangibles… tous les habitants de ce pays les reçurent en amis… Le Maroc n’a aucun désaccord avec la grande nation américaine dont les principes chevaleresques et libéraux nous sont connus… Tant que vos troupes respecteront notre prestige, notre territoire, notre religion et nos traditions, elles pourront être assurées de ne rencontrer ici qu’amitié et coopération».Il est évident que le sultan, qui avait solennellement assuré la France de son loyalisme au moment de la crise de Munich (1938) et en septembre 1939, avait compris l’ampleur des bouleversements provoqués par la guerre et les perspectives que cela offrait aux peuples des colonies et des protectorats. Il avait donc en vue, à plus ou moins moyen terme, l’indépendance du Maroc.«O. K., O. K.», «come on», «bye bye» et «give me dollar»Parmi les témoins de l’époque, figure bien évidemment l’incontournable Houcine Slaoui, de son vrai nom Houcine Ben Bouchaïb, chanteur, compositeur et également luthiste, qui a marqué l’histoire de la musique populaire marocaine, considéré comme le père de la musique chaâbie. Toute une génération a gardé en mémoire sa fameuse chanson du débarquement américain «Dakhlat Merican». Quel éclairage apporte ce grand chansonnier sur les événements qui se sont déroulés sous ses yeux ?Le grand artiste populaire qu’était Houcine Slaoui avait effectivement les qualités d’un fin observateur des mœurs de son époque. Ses propres conditions de vie étaient des plus précaires. Elles le rendaient encore plus attentif à la pénurie, aux fraudes, au marché noir, au favoritisme dans la distribution de bons de rationnement, etc. Il ne pouvait que se réjouir de la rupture provoquée par le débarquement et la fourniture au pays par les États-Unis de nouvelles cargaisons de denrées de première nécessité. Il enregistra aussi, bien évidemment, le bouleversement des mœurs provoqué par «l’arrivée des Américains». Il intégra ad litteram dans la chanson qu’il leur a consacrée les «O. K., O. K.», «come on», «bye bye» et «give me dollar» alors en vogue sur les trottoirs, dans les bastringues et les hôtels de Casablanca et d’autres villes, et les fit reprendre par un chœur de femmes. Il se gaussa du racolage de soldats américains, de la coquetterie «de vieilles mégères mâchant (elles aussi) le chewing-gum», des «absences de femmes mariées», de leur engouement pour «les yeux bleus» et de leur «révolte contre leurs époux». Les militaires furent jugés quant à eux prodigues…Il n’était sans doute pas le seul à faire ce genre de constat…Bien évidemment. Des instantanés sur les mœurs sont aussi, à titre d’exemple, le fait de deux autres témoins. Il s’agit d’abord d’un parolier juif. Demeuré anonyme, il consacra lui aussi une «qsida» à celles qui, dit-il, «dans les hôtels, guettent l’Américain, lui clignent de l’œil, lui disent “come on”», et décrivit les robes payées en ces temps rigoureux d’«enlacements (et) de baisers». L’auteur, indulgent vis-à-vis de ses coreligionnaires des villes, préféra ne voir dans ces «femmes de mauvaise vie» que de nouvelles venues chassées de leurs mellahs de l’Atlas par la misère et s’évertuant à baragouiner un «français que même le savant et le fqih» ne comprenaient pas.Le «sans-gêne» des nouveaux venus et la rupture par les Musulmanes et des Juives qui les fréquentaient des normes habituelles de discrétion ne suscitèrent cependant pas uniquement l’indignation des «honnêtes gens». Ils furent aussi l’objet de mises en garde du Makhzen. La propagande allemande s’en empara de son côté et en fit l’un de ses thèmes. Elle essaya d’exploiter contre les Alliés ce qu’elle appela les «mauvais traitements infligés aux femmes marocaines par les soldats américains (agissant comme en pays conquis)».Vous évoquez un deuxième témoin, l’ancien ambassadeur des États-Unis aux Nations unies Vernon Walters, ambassadeur en Allemagne, décédé en février 2002 à l’âge de 85 ans, que j’avais eu l’occasion d’interviewer à Rabat où il venait souvent. Il était entré dans l’armée américaine en 1941, et avait été chargé des négociations secrètes avec les Nord-Vietnamiens lors de la guerre du Vietnam. Il parlait couramment une demi-douzaine de langues. Que dit-il sur cette période de l’histoire ?Il a effectivement joué rôle important dans l’histoire des États-Unis et était un ami du Maroc jouissant de la considération de feu le Roi Hassan II. Le général Vernon Walters était lieutenant au moment du débarquement. Comme il était polyglotte et parlait couramment le français, sa femme étant française, il était en charge de l’interrogatoire des prisonniers de guerre. Il a laissé un livre de souvenirs, intitulé «Silent Missions», dans lequel il relate son passage au Maroc et en particulier son séjour à Rabat dans un grand hôtel de la capitale. Il y évoque divers faits ayant trait aux mœurs tant en milieu marocain que parmi des «dames» de la colonie française.Moins de trois mois après le débarquement, s’est tenue à Casablanca une conférence internationale qui a représenté elle aussi une étape décisive au cours de la Seconde Guerre mondiale. Avec quelle inflexion sur le cours des événements ?En janvier 1943, les Alliés ne pouvaient qu’être encouragés à aller de l’avant dans leur effort de guerre. Ils avaient à leur actif le succès du débarquement en Afrique du Nord, le passage de celle-ci dans le camp de la France libre, et la débâcle des Allemands à Stalingrad. Le cours de la guerre n’était plus le même qu’avant 1942. Il leur fallait donc coordonner encore davantage leurs efforts et, pour ce qui était des pays du Maghreb, rééquiper les troupes françaises et les combattants autochtones et en mobiliser d’autres. Une telle mobilisation et la stabilité qu’elle requérait sur place passaient par le règlement des profonds différends qui opposaient de Gaulle aux représentants de Vichy dans la région. Il faudrait peut-être préciser que le chef de la France libre ne bénéficiait pas en la circonstance de l’appui inconditionnel des Anglais et surtout des Américains. Bien au contraire, Roosevelt se méfiait de lui. Il ne l’avait d’ailleurs pas informé du débarquement qu’il préparait au Maroc et en Algérie. Furieux, le général s’était alors élevé contre ses «alliés» ayant pénétré, avait-il dit, «par effraction» dans des possessions françaises, allant jusqu’à souhaiter que «les gens de Vichy les rejettent à la mer».«L’aide des États-Unis au Maroc indépendant»La présence du sultan Sidi Mohamed ben Youssef et du Prince héritier Moulay Hassan à cette conférence était plus que symbolique et a annoncé les prémices de l’indépendance ? Quelle analyse en faites-vous ?D’un point de vue diplomatique, politique et symbolique, la présence du sultan à cette conférence était hautement symbolique. Elle réaffirmait le statut du Maroc et celui de son souverain. Il faudrait sans doute rappeler à cet égard qu’après 1912 les États-Unis n’avaient montré nul empressement à reconnaître le régime du protectorat, qu’ils avaient depuis lors sans cesse critiqué la violation par la France des dispositions de la convention d’Algésiras (1906), notamment en matière économique et commerciale, et qu’ils n’avaient pas été très contents de voir les Français se réserver l’exploitation des riches gisements de phosphates du Maroc par la mise en place de l’Office chérifien des phosphates.Il conviendrait d’ajouter à cela que les Américains n’ont jamais perdu de vue, depuis quasiment la fin du XVIIIe siècle, l’importance stratégique du Maroc. C’est sans doute ce qui explique, pour en rester au contexte de la Deuxième Guerre mondiale, l’attention qu’ils ont accordée après juin 1940 à la nécessité d’assurer le ravitaillement de ce pays en produits de première nécessité et limiter ainsi l’impact de la propagande allemande sur les populations autochtones. C’est ce à quoi ils veillèrent dans le cadre des accords Weygand-Murphy (février-mars 1941). Ce fut précisément pour surveiller la mise en application de cet accord et vérifier que les cargaisons en provenance des États-Unis n’étaient pas réexportées en direction de la France ou de l’Allemagne qu’ils ont nommé des «vice-consuls», en fait des agents de renseignements relevant de l’OSS, Office of Strategic Services, ancêtre de la CIA, chargés en principe de ce contrôle et préparant en fait un éventuel débarquement sur les côtes marocaines.Quant au Prince héritier Moulay Hassan, le fait est qu’on le voit aux côtés de son père pendant ses entretiens avec Roosevelt, ainsi qu’aux côtés de Patton et d’autres officiers, et devant du matériel de guerre et des véhicules de l’armée américaine. On peut aisément imaginer ce que cela a représenté dans sa formation et son évaluation précoce des rapports de force à l’échelle internationale.Que se sont dit le Président Roosevelt et le sultan au cours de leurs entretiens ?Le témoignage du fils du Président américain, Eliot Roosevelt, rapporté dans son ouvrage à caractère autobiographique intitulé «As he told me», contient quelques indications sur ces entretiens. C’est indirectement que le Président aurait encouragé le sultan à œuvrer dans le sens de l’indépendance, et ce, en lui promettant «l’aide des États-Unis au Maroc indépendant» et en lui proposant, de manière plus concrète, une étroite coopération technique et financière. Roosevelt ne pouvait sans doute pas faire plus, car il ne voulait manifestement pas s’aliéner de Gaulle et Giraud qui tenaient au maintien du statu quo dans tout l’empire colonial français. D’ailleurs, même Winston Churchill marquait ce qui ressemblait à de la désapprobation. Le département d’État s’empressa par la suite de minimiser l’impact de l’attitude du Président en déclarant qu’il s’était exprimé à titre personnel.Il conviendrait cependant d’indiquer que le sultan avait maintenu des contacts secrets avec les Américains et cherché à obtenir des clarifications sur leur position quant à l’avenir du Maroc. Le grand vizir Mohamed Moqri, et le chambellan, Mohamed Ma’âmeri, furent chargés de sonder à cet effet le conseiller spécial de Roosevelt, Harry Hopkins, et un officier supérieur de la suite présidentielle, le général Wilbur.En quoi cette conférence et les contacts du sultan avec le Président Roosevelt ont-ils impulsé le mouvement nationaliste marocain ?Ce que l’on peut dire à propos de l’impulsion du mouvement nationaliste est que la position de Roosevelt en matière coloniale se situait en droite ligne dans l’esprit et la lettre de la Charte de l’Atlantique (14 août 1941), de ses idéaux et de la remise en cause de l’ordre colonial classique. C’est d’ailleurs une question qu’il m’a été donné d’aborder voilà quelque temps déjà dans une communication intitulée «The American Impact on Moroccan Nationalism, 1930-1947», que j’ai présentée à un colloque international qui s’est tenu à Norfolk (Virginie) sous le haut patronage de feu le Roi Hassan II et du Président Ronald Reagan, à l’occasion du bicentenaire des relations maroco-américaines. De ce fait, la Conférence d’Anfa, telle que la reçurent les Marocains, ne pouvait que les encourager à reprendre la lutte pour l’indépendance. Ce n’est pas sans raison que, pour s’assurer les sympathies américaines, les nationalistes se sont empressés de créer un Club Roosevelt à Rabat et de célébrer le soulagement que le ravitaillement en provenance des États-Unis apportait aux populations marocaines. Par ailleurs, il est significatif que le Parti de l’Istiqlal ait été fondé en 1943 précisément, en étroite concertation avec Sidi Mohammed Ben Youssef, et qu’un an plus tard (11 janvier 1944), le Manifeste réclamant l’indépendance ait été remis au Sultan, au Résident général et aux Puissances signataires de la convention d’Algésiras, les États-Unis au premier chef.Pour être encore plus complet, il faut préciser qu’un certain nombre de militants nationalistes, tant en zone française qu’en zone nord, étaient détenteurs de cartes de protection ou de passeports américains et qu’ils mettaient leurs immunités capitulaires au service de la cause nationale, comme le firent leurs homologues protégés britanniques entre 1930 et 1938. Les États-Unis n’ont d’ailleurs renoncé à leurs privilèges capitulaires qu’en 1956. La revendication de l’indépendance en 1944 n’a pas donné de résultats immédiats, mais elle a marqué une étape décisive dans le devenir du pays. C’est sur sa lancée que se situent le discours de Tanger (avril 1947), «la grève du sceau» opposée par le sultan aux projets de dahirs par lesquels la Résidence voulait instituer un régime anachronique de co-souveraineté dans le pays, et, in fine, et au lendemain du retour d’exil du sultan grâce à la lutte du peuple marocain, la Déclaration d’indépendance.Si on considère les choses du point de vue des Américains, on peut se poser la question de savoir quel intérêt ils avaient à soutenir les aspirations des Marocains à l’indépendance. Quelles étaient leurs motivations ?Les Anglo-Saxons ne font habituellement nul mystère de leur pragmatisme. Il est, pour reprendre l’une de leurs expressions, «crystal clear». N’oublions pas que les États-Unis ont commencé à s’imposer comme grande puissance à partir du XIXe siècle. Ce sont eux qui ont obligé le Japon, sous la menace des canons du Commodore Perry, à s’ouvrir au commerce international bien avant le début de l’ère Meiji. Ils se sont également fait octroyer des concessions en Chine, à Shanghaï et ailleurs. Ils ont aussi contribué à évincer les Espagnols de Cuba et des Philippines. Au début du XXe siècle et après le déclenchement de la crise ouverte par la visite de l’empereur Guillaume II à Tanger (1905), un autre Président Roosevelt, Theodore, s’est imposé à la conférence d’Algésiras comme médiateur entre les Français et les Allemands et leurs alliés respectifs. La puissance des États-Unis s’est affirmée encore plus au lendemain de la Première Guerre mondiale. Progressivement, le dollar a commencé à se substituer à la livre sterling et à jouer le même rôle que l’or dans les réserves des banques centrales et des Instituts d’émission. En soutenant des pays comme le Maroc, les Américains œuvraient à l’élargissement de leur sphère d’influence. Après 1945, et dans le contexte de la Guerre froide, grande était ainsi l’importance de leurs bases aériennes, aéronavales et de télécommunications à Benguerir, Nouasseur, Bouknadel, Kénitra et Benslimane.Par ailleurs, pour ce qui est des intérêts économiques et commerciaux, et même si le marché marocain était relativement marginal pour eux, les Américains n’ont pas cessé de rappeler aux Français les droits que leur conférait la convention d’Algésiras. Ils n’ont pas hésité, au début des années 1950, à porter plainte devant la Cour internationale de justice à La Haye, pour obtenir gain de cause.Pour terminer sur une note plus légère, n’oublions pas que c’est en 1943, «année des Bons» (de rationnement) dans la mémoire collective des Marocains, qu’a été réalisé «Casablanca», film à succès avec, en vedette, Humphrey Bogart et Ingrid Bergman. Ce film a, pendant longtemps, nourri les représentations que les Américains se faisaient du Maroc. Il n’a pas tout à fait disparu de leur imaginaire. Et tant mieux si, en ces temps de crise, cela contribuait à nourrir les flux touristiques en provenance d’outre-Atlantique.

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