02 Novembre 2013 À 18:09
Depuis l’éclosion et le développement des sociétés anonymes, le mouvement des cours des actions et des autres valeurs mobilières a retenu l’attention des chercheurs et des décideurs. Il est généralement admis que les cours des actions devraient normalement refléter la situation financière des firmes ainsi que les fondamentaux économiques en vigueur, la disponibilité de l’information y afférente et, en particulier, la valeur effective des firmes. En fait, ces relations ne sont malheureusement pas aussi simples que ça. Ainsi, il n’est pas surprenant que le prix Nobel d’économie ait été décerné en 2013 à trois chercheurs américains qui se sont efforcés d’étudier les cours des valeurs mobilières suivant des outils analytiques et empiriques différents et même parfois antinomiques.Le Professeur Eugene Fama, l’un des trois nobélisés, soutient vigoureusement la validité de l’efficience des marchés financiers qui stipule que les cours des actions sont tout le temps optimalement évalués, suggérant qu’il est inutile de dire que ces cours sont surévalués ou sous-évalués et que tous les cours sont ainsi évalués d’une manière vraisemblablement correcte. Néanmoins, le professeur Robert James Bob Shiller, un autre nobélisé en 2013, ne croit pas fermement à l’efficience des marchés financiers, en raison de la confrontation entre la théorie et les faits observés qui révèlent que les cours des actions contredisent, souvent sur une longue période, les fondamentaux financiers des firmes. Si les marchés financiers étaient suffisamment efficients, soutient-il, les cours des actions ne se détacheraient pas dramatiquement des valeurs effectives des firmes.
Le dilemme pour les théoriciens et les praticiens de la finance réside dans la question épineuse de savoir comment on peut estimer les prix effectifs pour arriver à comprendre si les cours de marché sont assez correctement évalués. Ceci nous rappelle les efforts théoriques et empiriques déployés en vue d’estimer la valeur d’une firme, notamment sur la base du calcul de la valeur actuelle des bénéfices. La problématique qui a tant assommé le Professeur Shiller est justement liée à l’inadéquation entre la théorie de l’efficience des marchés financiers et la réalité observée. Dans ses études sur le mouvement des cours des actions américaines sur plusieurs décennies, sur la base d’une comparaison entre les cours des actions, d’une part, et la profitabilité des firmes et les dividendes distribués, d’autre part, il s’est rendu compte du fait que les cours tendent largement à dévier de la situation financière des firmes, alors qu’en vertu de la théorie de l’efficience des marchés financiers telle qu’elle est défendue par Fama, les deux variables devraient être intimement liées. Les analyses empiriques de Shiller ont même débouché sur la possibilité de l’émergence d’une série de bulles financières récurrentes dues à des surévaluations exagérées des cours des actifs financiers, suivies d’une explosion de ces bulles au point de générer des pertes colossales pour les investisseurs. La science économique en général et la science financière en particulier, méthodologiquement et empiriquement pauvres, tendent à produire de belles théories, mais demeurent souvent invalidées par les faits : Il est insensé, dirait Shiller, d’admettre bêtement la théorie de l’efficience des marchés financiers et de continuer à l’enseigner au sein des campus universitaires, alors que de sérieux efforts d’induction la contredisent. La théorie est belle, dirait encore Shiller, mais la pratique est meilleure : «Theory is beautiful», diraient les Américains, «but practice is better».
Fama et Shiller sont généralement d’accord sur le fait qu’il est très difficile et même parfois impossible de prévoir les mouvements des cours des actions à court terme. Les deux vétérans de la finance croient à la marche aléatoire (random walk) du mouvement des cours, c’est-à-dire au fait que les cours du passé et ceux d’aujourd’hui n’entretiennent aucune relation claire et il s’agit là d’une piste de recherche largement sous-explorée. Fama estime cependant que les cours reflètent toujours la réalité financière des firmes et que les bulles financières sont généralement dues à l’information, vraie ou erronée, dont disposent les acteurs. Néanmoins, ces bulles ne réfutent point l’efficience des marchés financiers, surtout à la longue.En revanche, Shiller croit fermement à l’existence des bulles financières, comme en témoigne son célèbre ouvrage intitulé «L’exubérance irrationnelle» (The Irrational Exuberance), qui a fait grand bruit et grand tirage. Cet ouvrage, publié le mois même qui a connu la fameuse explosion de la bulle des cours boursiers américains en 2000, se penche sur l’explication de l’origine et des dangers des bulles financières. Il est allé même jusqu’à prédire la bulle du secteur immobilier aux USA qui a déclenché la grande catastrophe financière de 2008. Au contraire, en nette contradiction avec les enseignements de Shiller, Fama dénie les bulles financières et persiste à croire à l’efficience des marchés financiers qui reflète une évaluation assez correcte des cours des actifs. Malgré les efforts conceptuels et empiriques assez acharnés de la part de Shiller, l’inadéquation entre la théorie et la pratique au niveau de cette épineuse piste de recherche demeure analytiquement et méthodologiquement moins expliquée.Sur le plan des passerelles entre la recherche et les comportements des investisseurs et des décideurs («Bridging research and behavior», diraient les Américains), il est assez surprenant de voir les investisseurs, influencés peut-être par les prédictions de Fama, ruer vers les fonds d’investissement et les actions d’indices (index equities) comme alternatives à l’investissement direct en actions. Le recours à ces formules alternatives d’investissement en valeurs mobilières s’explique par le fait que s’il est difficile de prédire les cours des valeurs mobilières, il sera préférable d’investir en des valeurs composites de marché et d’accepter ainsi le rendement moyen du marché.
Prenons le cas des fonds investissement associés à un groupe de firmes, S&B500 à titre d’exemple, ou n’importe quel indice simulant les cours d’actions au sein d’un secteur déterminé, au lieu de se fixer sur les cours d’actions de firmes bien sélectionnées. Le Professeur Durton Malkiel, un professeur qui croit aux prédictions de la théorie de Fama, est d’ailleurs mondialement connu pour son expression bien connue : «prenez un échantillon de singes, si vous les laisser flécher sur les cours d’un ensemble d’actifs financiers, ils constitueront un portefeuille d’actifs dont le rendement est meilleur que celui d’un portefeuille soigneusement choisi par les investisseurs les plus expérimentés».Fama, paraît-il, a eu également une influence sur les décideurs publics qui estiment que les interventions sur les marchés financiers ne sont pas du tout nécessaires, dès lors que ces marchés sont efficients et autorégulateurs. Shiller, quant à lui, ne s’est pas limité à contredire l’efficience des marchés financiers ; il est même allé jusqu’à échafauder les bases d’une nouvelle branche de la science économique communément appelée l’économie comportementale (Behavioral Economics) et dont l’objet consiste à étudier les comportements économiques et financiers de l’homme à travers la psychologie et la sociologie, et à appréhender l’impact de tels comportements sur l’activité économique en général et les mouvements des cours des actions en particulier. À titre d’exemple, certaines théories qui sont aujourd’hui largement enseignées tentent d’expliquer comment les comportements individuels sont affectés par ceux d’autrui et comment l’homme, au lieu d’épouser une quelconque réalité absolue, est souvent en quête de faits reflétant ses intentions personnelles.
Les acteurs sont même parfois attirés par des cours d’actions anormalement élevés en trouvant pour cela des arguments caducs. C’est d’ailleurs la finance comportementale (Behavioral Finance) qui a motivé l’attribution du Prix Nobel à un troisième économiste américain, Lans Hansen, qui, à travers ses travaux louables en statistiques et modèles économétriques très poussés, a pu conduire des estimations et des tests qui ont permis de mieux comprendre les mouvements des cours des actions. Cette piste de recherche demeure cependant ouverte et controversée : d’autres efforts de recherche sur les plans théorique et empirique s’avèrent encore nécessaires sur ce plan.